Attention à cette potion amère. Elle laisse des traces comme l’acide sur le marbre. Cette lecture jette tout au bûcher comme si ce qui était étranger aux principes obsessionnels de Lenz Buchmann ne méritait que l’autodafé. Elle plonge dans la vie radicale de ce chirurgien réputé, bientôt politicien aux méthodes fascistes, bientôt mourant, bientôt mort.
Quand Gonçalo M. Tavares situe-t-il son roman ? Difficile à dire. L’impression s’impose peu à peu d’un temps où le XXe siècle se gavait de ces fanatiques totalitaristes. On voit bien Buchmann dans une Allemagne nazie, sûr de sa force. Sûr d’un système fait pour durer mille ans sous un soleil neuf, une fois passé le crépuscule des vieilles idôles. Mais ce n’est pas cela. Tavares nous embarque ailleurs, malgré les noms, les situations que l’on reconnaît. Avec une cadence qui arrache page après page l’écorce de Buchmann, il dresse le portrait d’un homme sans temps et d’un temps sans lieu, et ce livre, au fond, est le creuset d’un drame où l’individu, cherchant sa « position dans le monde », comme l’indique le sous-titre, par son extravagance, ses pensées maniaques, et surtout sa perversité, son cynisme et sa brutalité invente une monstruosité ordinaire.
Pour dessiner la trajectoire de Buchmann, Tavares ne convoque pas les théories. En découpant son texte en tableaux, il perce le labyrinthe d’une âme féroce pour qui compte seulement le contrôle absolu, la rigidité de l’acier. Ce roman place la noirceur de Buchmann très haut. Par-delà le bien et le mal. On le découvre adolescent dans les premières pages, obligé par son père de violer la bonne de la famille. On le suit, plus tard, dans son dédain de l’humanité, odieux en tout et avec tous. Avec sa femme qu’il humilie et qu’il assassinera. Avec les prostituées. Avec ses malades (l’épisode de la lettre qu’il déchire d’une de ses patientes en phase terminale est une abomination). Avec ce mendiant qu’il reçoit chez lui mais qu’il oblige à chanter l’hymne national et à être spectateur de ses fornications avant de lui faire l’aumône (on pense au Don Juan de Molière). Avec son frère Albert aussi. Un « chien » disait le père quand il désignait Lenz comme un « loup ». Ce père est l’image radieuse de tout ce dérèglement mental. C’est l’icône de Lenz qui porte son héritage avec aveuglement, avec le souci d’une unité absolue dont la bibliothèque est le symbole. On ne sait en revanche jamais quels livres elle contient ni quels ouvrages « Buch-Mann », l’Homme-Livre, lit.
Le père, Frederich, n’a-t-il pas tué autrefois, à la guerre, un soldat de sa propre armée pour un simple regard ? Pour Lenz c’est la preuve d’une supériorité remarquable sur la faiblesse de la compassion. Dans son métier lui-même, ce sentiment est une abomination. Il sauve des vies, manie le scalpel avec excellence, extrait les cellules vicieuses, ces « fleurs noires ». Mais la raison ne se satisfait pas de ces exploits. Sa main droite, celle qui sauve, n’est pas la main de Dieu et la main gauche, celle qui tue n’est pas la main du Diable. Maintenant, Dieu et le Diable sont à terre. L’idéologie aussi, même si la tentation de comparer Buchmann aux hommes bruns est grande jusqu’à la fin du livre. Buchmann se place sur un plan tel que « tuer ou protéger (deviennent) des actions d’égales valeurs ». Il veut la fin de l’histoire, de l’alphabet. Il veut être le « héraut d’un système dont les lois ne s’appliqueraient qu’à lui, une morale qui ne serait ni celle du monde civilisé ni celle du monde primitif ». Un jour, il découvre la politique et le Parti. Sa façon d’en jouir, là encore, offre des « possibilités d’annihiler le temps ». Buchmann élu est aussi abject que Buchmann soignant. Sauvage en tout, il oublie que la maladie le rattrape. Il meurt dans l’illusion d’une lumière que diffuse la télévision. Seul. Une fleur noire dans le cerveau.
Serge Airoldi
Apprendre à prier à l’ère de la technique
Gonçalo M. Tavares
Traduit du portugais par Dominique Nédellec
Viviane Hamy, 368 pages, 22 €
Domaine étranger Fleur noire
octobre 2010 | Le Matricule des Anges n°117
| par
Serge Airoldi
Le Portugais Gonçalo M. Tavares dresse le troublant portrait d’un homme obsédé par la volonté de puissance et de domination.
Un livre
Fleur noire
Par
Serge Airoldi
Le Matricule des Anges n°117
, octobre 2010.