Mon Dieu que la campagne est belle ! Détrompons aussitôt le lecteur : Timothée, en fait de campagne, ne s’extasie pas, ce soir-là, sur l’électorale, mais sur les combes et les causses du Lot tels que filmés par Edouard Bergeon dans Les Fils de la terre (France 2). Une ferme près de Figeac saisie en toutes saisons, par brume, neige ou grand soleil. Et ses servants, le père, la mère et le fils Itard, suivis pendant plus d’un an dans leurs hauts et leurs bas – ces derniers plus fréquents et plus accentués que les premiers.
Christian Bergeon, le père du réalisateur était, lui aussi, agriculteur, et s’est suicidé au printemps 1999, à l’âge de 45 ans. L’enquête d’Edouard Bergeon sur la ferme des Itard se double d’un retour sur la tragédie qui a frappé sa propre famille et qu’étrangement le tournage semble projeter sur les Itard : quelques mois après le premier tour de manivelle (comme on aurait dit jadis), Sébastien Itard, 38 ans, est retrouvé pendu dans la cave de sa maison. À temps, loué soit le hasard, pour qu’on puisse le ramener à la vie.
Le réalisateur l’affirme dans son commentaire off : ces deux histoires témoignent de la dégradation de la situation des agriculteurs depuis un demi-siècle, et singulièrement depuis quinze ans. Et l’on voit bien pourquoi : éleveurs, les Bergeon comme les Itard, ont subi la baisse du prix du lait, l’endettement, les bêtes qui coûtent plus à nourrir qu’elles ne rapporteront. Un incendie a précipité Christian Bergeon dans la dépression, une faillite menaçante fait que Sébastien Itard, pour petit déjeuner, en est aux antidépresseurs.
En même temps, à suivre les Itard aussi étroitement qu’il a pu le faire, Edouard Bergeon nous met devant d’autres enjeux, aussi vieux que la terre, le pouvoir et la transmission. Sébastien est le gérant de la ferme. En titre. Ses parents (qui vivent encore là tandis que Sébastien et sa compagne en ville) lui prêtent la main. Aide indispensable à la fois et insupportable. Car Jean-Claude, le père, ne conçoit pas qu’on fasse une pause pour fumer, ou qu’on puisse ne pas se sentir, jour et nuit, l’esclave de son travail. Il trouve à redire à tout ce que fait Sébastien à la ferme, et à tout ce qu’il n’y fait pas. Et bientôt Sébastien raconte que c’est ainsi depuis l’enfance : La ferme ! La ferme ! La ferme !… et la-fer-me ! Il reviendra pourtant après sa tentative de suicide, et un rai de lumière s’offre à l’horizon : la création d’un réseau d’éleveurs qui pratiquent la vente directe, et enjambent ainsi le plus glouton de leurs exploiteurs, la grande distribution. Mais pour opérer ce retour, il aura quitté sa femme et leurs enfants…
Autre guerre, outre la syrienne qui verse aux infos son quotidien tribut d’horreurs, celle d’Algérie (1954-1962). La période – cinquantenaire des accords d’Evian – a poussé les télés à programmer l’un des rares films qui en parle, La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo, longtemps interdit, ainsi que plusieurs documentaires, dont l’émouvant témoignage de Jean-Michel Meurice sur les derniers mois précédant l’indépendance. 1957, 1962 : deux années parmi les plus dramatiques. Dans La Guerre d’Algérie/La Déchirure, Gabriel Le Bonin et Benjamin Stora tentent de brosser la fresque entière. En deux heures et en recourant uniquement à des images d’archives colorisées (aucune interview, aucune reconstitution), ils donnent l’atroce mesure de ce que la France officielle s’employa longtemps (jusqu’en 1999 !) à ne pas désigner autrement que par le terme d’événements. Déni qui couronnait tous les dénis à l’origine du conflit. Déni de la propriété des Algériens sur leurs terres les plus fertiles. Déni de leurs cultures et de leur civilisation, de leur citoyenneté alors même qu’on prétendait le pays constitué de trois départements français. Déni de leur droit d’accéder à l’indépendance puisque l’Algérie c’est la France comme le répétaient à l’envi tous les partis de gouvernement de la IVe République, socialistes, radicaux et conservateurs de toutes obédiences, dont la gaulliste.
La Déchirure (pertinent sous-titre) qui suit pas à pas, du 1er novembre 1954 et de son soulèvement sanguinaire contre plus d’un siècle de domination parfois violente et constamment asphyxiante, à l’été 1962 aux séquences simultanées et contrastées d’exil et de liesse. Avec un flash-back sur les massacres du 8 mai 1945. Attentats, rafles, mobilisations, assassinats, tortures, émeutes, déportations… Le commentaire incite à multiplier chaque image par cent, par mille, par cent mille, pour comprendre ce que fut cette période et comme elle déchira, des deux côtés de la Méditerranée, des vies, des familles, des communautés, chacun… Hier. Mais peut-être encore aujourd’hui, plus d’un sociologue le constate. Didier Fassin par exemple, dont Timothée lisait récemment, avec cette consternation particulière que procure l’absence de surprise, La Force de l’ordre (Seuil), enquête sur la police des quartiers telle qu’elle respire au quotidien. Des émissions comme La Déchirure participent du travail d’information et de réflexion sur l’Histoire dont nous sommes issus. Elles paraissent d’autant plus nécessaires qu’au même moment tant de discours soufflent sur les cendres, pour en tirer braises et bulletins.
François Salvaing
Vu à la télévision Retours sur guerres
avril 2012 | Le Matricule des Anges n°132
| par
François Salvaing
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Retours sur guerres
Par
François Salvaing
Le Matricule des Anges n°132
, avril 2012.