Le Capitaine est un pilier de bar comme on les aime : le genre qui garde le verbe haut pour abreuver d’histoires les assoiffés du cru. Ancien de la marine marchande, sa tête est peuplée de noms de ports, d’images qui ne sont peut-être que d’Épinal. Sa trinité tient sur un petit territoire : c’est l’alcool qu’il ingurgite « chez Pedro », le bar où il garde ses habitudes ; ce sont les morts qu’il visite au cimetière en face du troquet ; ce sont, enfin, d’autres gisants, dont les noms ornent les couvertures des livres qui sur trois planches de bois constituent sa bibliothèque. À 70 ans passés, le Capitaine va des uns aux autres, chevauche la bière chez Pedro et le whisky chez lui, dans cette maison qui lui offre l’horizon maritime derrière une baie vitrée.
Accompagné de Jimmy, comme Don Quichotte par Sancho Pança, il fait le lien entre les disparus et ceux qui « cloués au port » ne sont plus très loin de les rejoindre. C’est que règne une canicule historique et que le tractopelle du cimetière n’en finit pas de creuser des tombes. Entre deux verres, le Capitaine va rendre visite aux « allongés » pour leur donner des nouvelles des vivants et revivre en leur présence muette des bribes du passé. Il salue le poissonnier dans son « cadre ovale » avec lequel, de son vivant, il était toujours « d’accord pour régler leurs différends à l’amiable, autrement dit à coups de poing. » C’est aujourd’hui La Taille qu’on enterre « enfin séparé de son cancer ». La canicule est une chienne qui parfois délivre de toutes les souffrances.
De ce bout de Bretagne côtière, Jacques Josse continue de ramener à nous des silhouettes, des vies si minuscules qu’elles choisissent parfois de disparaître sans trace, au fond de l’océan, une valise à la main ou pendues à un arbre où d’autres avant elles ont franchi « le passage des mers opportunes ». À travers son personnage haut en verbe et son acolyte enfoncé dans le silence, Josse retrouve le chemin d’un territoire intime où la mère de Jimmy, « égérie des corps éteints », qu’on appelait la nuit pour laver le corps d’un nouveau défunt ressemble probablement à celle de l’auteur lui-même. La canicule aura raison d’elle, devenue fantôme errant la nuit au bord des étangs, puis pensionnaire d’une maison où le mot « repos » n’est que l’antichambre de l’éternité. À ces vies modestes, Jacques Josse offre la modestie de son écriture : pas d’effets de cuivres et d’or comme chez un Pierre Michon, mais le chaloupé d’une phrase qui embrasse sans effusion, porte en elle le noir de la nuit et l’ambre de l’alcool. Le Capitaine justifie cette entreprise d’écriture, que l’écrivain mène d’un livre l’autre : « Je leur dirai que le lien qui relie les hommes jadis vêtus de peaux de bêtes à ceux qui arborent désormais des costumes trois-pièces est tressé dans une seule et même corde. »
Almaty, vol retour qui paraît simultanément s’offre comme une sorte de carnet de voyage au Kazakhstan, où les textes très courts tiennent en leurs lignes serrées des instants fugitifs, des portraits fugaces qui disent la contemporanéité de nos vies. C’est un chauffeur de taxi dont la banquette « sent le suint de mouton », Olga qui ne se rend jamais au cimetière musulman, « Tout simplement parce que les femmes – à cause de la tentation du désir qu’elles peuvent, dit-on, susciter jusque chez les hommes morts – y sont peu tolérées. » Josse en deux phrases situe ce que le monde là-bas comme ailleurs est en train de devenir : il évoque la figure du poète Ahmed Yasavi qui se creusa à mains nues une galerie souterraine pour y vivre reclus, et note que le président du pays, « vient de fêter ses soixante ans et pour célébrer l’événement, a décidé de baptiser une montagne à son nom. »
Plutôt que des montagnes, l’écrivain offre à ses chers disparus de vivre encore en ses livres. À leur manière de vivants : modestement, mais avec justesse.
T. G.
Cloués au port
Jacques Josse
Quidam éditeur, 90 pages, 12 €
Almaty, vol retour
Jacques Josse
La Digitale, 21 pages, 5 €
Domaine français Arrachés au noir
mars 2011 | Le Matricule des Anges n°121
| par
Thierry Guichard
Qu’elle évoque les vies éteintes des marins cloués au port ou qu’elle ramène d’un voyage au Kazakhstan des portraits saisis dans l’instant, l’écriture de Jacques Josse lie les vivants aux morts.
Des livres
Arrachés au noir
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°121
, mars 2011.