Il n’y a sur l’île aucune boutique, aucun médecin, aucune infirmière, aucune église ni auberge. Beaucoup d’enfants n’ont jamais vu ni un arbre ni quoi que ce soit qui possède des roues. » Entre 1931 et 1951, Elisabeth O’Sullivan, une des rares habitantes de la petite île irlandaise de la Grande Blasket, a correspondu avec John Chambers, un lettré anglais qui était venu passer un court séjour sur ce caillou oublié de tous. Leur relation cordiale et épistolaire n’avait pas vocation à être publiée, mais Chambers lui trouva une telle force de témoignage qu’il en fit un recueil. C’est ce recueil, remodelé, reclassé et traduit que proposent les éditions Dialogues. La langue d’Elisabeth O’Sullivan, qui écrit dans un anglais qu’elle maîtrise mal, est âpre, la grammaire contournée, mais ce style dru confère à ses lettres une belle vigueur. Les îliens vivent pauvrement, passent des hivers effroyables. Les femmes, plus que tous, mènent une existence sans espoir : les grossesses s’enchaînent et le travail n’en finit jamais. Et pourtant, Elisabeth O’Sullivan garde pour sa prison à ciel ouvert une tendresse touchante, et pour ses compagnons d’infortune un attachement sincère. Elle conte à son ami anglais les superstitions locales (on croit aux fées et aux morts qui vagabondent), les chants traditionnels, la pêche aux homards, la maladie, les décès, les rares mariages. Sur la Grande Blasket, où l’on est coupé de tout, les soubresauts politiques et la Seconde Guerre mondiale se font à peine sentir. Passent au loin les frasques du roi Edouard VIII, nulle trace des tensions entre l’Irlande et la Grande-Bretagne. Petits bonheurs et grands malheurs cohabitent : « J’ai été heureuse dans le chagrin sur cette île », confie-t-elle. Dans une postface très documentée, Hervé Jaouen raconte ses visites sur l’île et les recherches menées sur les O’Sullivan.
Les éditions Dialogues ont publié là un beau livre de témoignage, qu’un code donné en fin du volume permet d’écouter sur le Net ou sur n’importe quel Smartphone. Une formule complémentaire qui convient tout à fait à la forme épistolaire, à laquelle il ne manquait qu’une voix.
Franck Mannoni
Lettres de la Grande Blasket
Elisabeth O’Sullivan
Traduit de l’anglais par Hervé Jaouen
Editions Dialogues, 180 pages, 17,50 €
Domaine étranger Lettres de la Grande Blasket
avril 2011 | Le Matricule des Anges n°122
| par
Franck Mannoni
Un livre
Par
Franck Mannoni
Le Matricule des Anges n°122
, avril 2011.