On saluera l’initiative des Nouvelles éditions Lignes qui le publient « en tant que tel » : malgré des degrés de rédaction et d’élaboration divers, Le Spectacle, stade ultime du fétichisme de la marchandise clôt avec force le parcours du philosophe et militant Daniel Bensaïd, décédé l’an dernier. Et se resserre sur l’essentiel : l’analyse des textes fondateurs, à travers eux des conditions historiques de la domination et de la possibilité, tout hypothétique, de la révolution. Tout hypothétique en effet, car depuis que « la porte étroite de l’espérance entrouverte en 1968 semble s’(être) refermée » avec la contre-offensive libérale, l’échec soviétique ou maoïste, le sentiment indéfectible d’une impasse, théorique et pratique, s’est imposé dans une atmosphère de désenchantement délétère dans les champs mêmes de la gauche radicale. Ce « nihilisme de la renonciation » affirme que l’histoire est finie, que les processus d’aliénation propres au système de domination capitaliste ont fini d’enfermer les dominés dans une passivité béate et comblée – pour le dire autrement, que le mouvement ouvrier a été intégré au système et qu’il se trouve « asservi, non seulement par les chaînes brutes de l’exploitation, mais aussi par les chaînes dorées de la consommation ». C’est ce qu’affirmait Marcuse dans L’Homme unidimensionnel, montrant que le stade suprême de l’aliénation advient lorsque l’individu est adapté à la société dans laquelle il vit – ce qu’il paie au prix fort par l’ « éclipse de la raison critique ». C’est ce dont Pasolini, à la même époque, faisait le constat désespéré, voyant dans l’imposition généralisée de la société de consommation l’avènement enfin réalisé du fascisme véritable, celui qui, au lieu de violenter les corps, défigure irrémédiablement les âmes et qui, par ce génocide silencieux, signe la fin de toute alternative. Vision tragique par conséquent, dont la généalogie est ici dessinée, de Marcuse à Foucault, de Debord à Baudrillard – de l’extinction progressive du besoin de libération à l’avènement de la subjectivité désirante, de la société du spectacle au simulacre généralisé. Contre ces « mythes et légendes de la domination » qui constituent une bonne part de la bibliothèque idéale de tout militant, Daniel Bensaïd maintient avec une résolution tenace la notion d’utopie et récuse le concept de servitude volontaire, devenu selon lui le lieu commun des « rhétoriques de la résistance ». Remontant à la source – relisant Marx avec une attention jamais démentie, et notamment les Manuscrits de 1844 –, il revient sur la notion fondamentale de fétichisme, démontrant la capacité mortifère du capital à réifier le vivant et à personnifier la chose, transformant les moyens de production en abstractions indépendantes des travailleurs, plus grandes qu’eux. Pour sortir de cette mythification pétrifiante et redonner toute sa dimension au sujet, il convoque Henri Lefebvre et sa critique de la quotidienneté, ou encore Jacques Rancière et sa théorie de l’émancipa- tion : puisqu’il n’y a plus de dehors au « cercle infernal de la reproduction capitaliste », construisons nos résistances de l’intérieur.
On sait que le mouvement de l’histoire n’est pas le progrès ; sait-on encore qu’il ne signe pas l’extinction programmée des conditions de résistance ? Rien n’est écrit d’avance : au-delà de l’examen lucide de la situation des rapports de force et de la définition problématique d’une stratégie révolutionnaire, demeure l’importance de l’événement, du moment, de la chance à saisir. Comme Bensaïd l’affirmait à Fred Hilgemann en 2007, « l’avenir dure longtemps, et (…) la patience – non pas la résignation, mais bien la patience – la lenteur, font aussi partie des vertus de la politique. »
Valérie Nigdélian-Fabre
Le Spectacle, stade ultime du fétichisme de la marchandise
Daniel Bensaïd
Préface de René Schérer
Nouvelles Éditions Lignes, 144 pages, 16 €
Essais Encore un effort
avril 2011 | Le Matricule des Anges n°122
| par
Valérie Nigdélian
Qu’en est-il aujourd’hui, d’un désir de révolution ? C’est la question que (se) pose Daniel Bensaïd dans son dernier texte inachevé.
Un livre
Encore un effort
Par
Valérie Nigdélian
Le Matricule des Anges n°122
, avril 2011.