Camille de Toledo, au nom des siens
Vies pøtentielles est un livre constitué de morceaux épars. D’une part les vies relatées en de courts chapitres. Ces vies potentielles perpétuent le fil narratif tissé dans Vies et mort d’un terroriste américain où plusieurs possibilités étaient offertes à la fiction, un peu dans le registre de ce que fait un Régis Jauffret. Écrire ces vies potentielles est une manière aussi de ne pas faire le deuil des vies qu’on aurait pu avoir pour peu qu’on eût la maîtrise de notre origine et de notre destin. Pourtant, Vie pøtentielles est aussi un livre de deuil. Chaque vie est en effet prolongée d’une exégèse qui rattache le récit, sa naissance, à Abraham le narrateur, double transparent de l’auteur. Ainsi, du texte fictif à son commentaire se noue le matériau autobiographique empêché jusque-là par la fiction. « En commençant ce livre, je m’étais promis de collectionner des gens fêlés pour créer, à l’image des portraits d’ancêtres dans les vieux manoirs, la première galerie de notre orphelinat : une généalogie sans racines. » Sauf que peu à peu, les portraits qui s’imposent sont ceux d’une généalogie réelle, rappelée dans l’espace du livre par la figure du père que l’auteur accompagne jusqu’à la mort. La fiction autant que l’exégèse dressaient en réalité le tombeau familial. Une troisième voie strie le livre qui, aujourd’hui très particulièrement, fait entendre un écho saisissant. C’est une prière qui vient, à intervalle régulier, déchirer la litanie des vies et que précède une citation placée en exergue, signée de Arun Behtji et datée de 1958 : « Il n’y a pas de raison que l’humanité soit exemptée de ce qu’elle inflige aux choses. L’homme, en fissurant l’atome, se brise également. Il l’ignore, mais il le sent. » La prière que l’on entend est une plainte, la vision d’un monde à l’ère du nucléaire, d’un monde atomisé. Ces Vies pøtentielles, tels les lambeaux d’Osiris, le dieu de la fertilité et de la résurrection, forment le lien entre les morts et ceux qui viendront après nous. Ils désignent, ces récits, le rôle primordial de la littérature qui maintient le passage entre la mort et la vie. Lien fragile et ténu qui fonde peut-être l’essence de l’humanité. Tant qu’il y aura des hommes.
Vies pøtentielles
Seuil, « La librairie du XXIe siècle », 313 pages, 19 €