Nous entrons dans ce livre publié en 1943 par les pages données pour celles de Saint-Genès, un élève de quatrième à l’école Bossuet à Paris, écrites sur un cahier d’écolier, et nous en sortons sur une critique littéraire imaginaire (restée inédite jusqu’à ce jour, mais qui avait eu le mérite de plaire à Gide, dont Roland Cailleux fut le médecin – il fut aussi l’un des exécuteurs testamentaires de Nimier, Gracq lui rendit hommage, et Vialatte voyait en lui « l’un de nos meilleurs écrivains »), attribuée à un certain Marcel Poyon, qui s’emploie à y pointer les « défauts d’ensemble » du livre que nous venons de lire. Entre les deux, nous aurons vécu une expérience de lecture peu commune.
Dans chacun des treize chapitres que contient ce volume (en omettant la quatorzième pièce ajoutée pour cette réédition) le dispositif énonciatif change : nous passons ainsi du « je » (Saint-Genès évoquant sa propre adolescence, ses lectures, sa famille) au « tu » (sans que l’on sache alors très bien quel peut être son interlocuteur), puis à la troisième personne, plus loin à l’indéfini « on », et il arrive même que le narrateur initial disparaisse, confiant alors la parole narrative à un personnage qu’il est difficile d’identifier. Et comme si cela ne suffisait pas à dérouter le lecteur, chaque chapitre répond à une stratégie littéraire différente : des pages de journal céderont leur place à un dialogue, à un monologue, à des propos dignes d’un traité sur l’éducation, puis à un conte (destiné à la fille que le protagoniste aura eue avec sa bien-aimée), à un recueil de lettres échangées entre le jeune homme et deux de ses amis, ainsi qu’à un ensemble de poèmes, qui sentent la poésie de potache. « Qui peut se vanter de connaître mon écriture ? » demande Saint-Genès. « Je n’en ai pas, j’en ai mille », ajoute-t-il. Le lecteur, lui, l’aura compris.
C’est brillant, presque malgré lui.
Au-delà de cette diversité formelle et énonciative (qui tient lieu ici de seule intrigue), Roland Cailleux présente quelques moments de la vie d’un jeune poète pendant une dizaine d’années (dans le treizième chapitre nous assistons à sa disparition prématurée, aussi bien physique qu’élocutoire, dans un scénario absurde – il a perdu l’usage de tous ses sens, tout en ayant conservé ses facultés cognitives – qui n’est pas sans rappeler celui de La Métamorphose de Kafka). Nous le verrons donc s’éveiller à l’art, même s’il est difficile de crier au génie après lecture de ses poèmes donnés au chapitre 12 (mais dès les premières lignes du volume il avait fait amende honorable en se moquant gentiment de son écriture et de ses prétentions, ce qui l’excuse au moins partiellement), puis à l’amour, forcément absolu, car seul capable de protéger de la comédie de l’amour. Un amour qui connaîtra une fin décidément bien tragique, puisque Marie-Anne s’éteint après lui avoir donné une fille. Et lui-même s’éteindra peu après avoir atteint l’âge de raison, au terme de cet ultime voyage que sera son agonie.
Faut-il voir dans cette esquisse d’une vie l’ébauche d’un roman de formation, lequel repartirait à zéro à chaque changement de chapitre ? Le anti-héros du volume n’est guère plus avancé à la fin qu’au début et, au total, il aura surtout peu vécu – à peine suffisamment longtemps pour pouvoir oublier l’indécision propre à la jeunesse. Il est en outre particulièrement difficile d’enfermer un tel livre dans un genre. Nous dirons plutôt qu’il appartient un peu à tous, ou alors à aucun.
De toute évidence, Roland Cailleux a cherché à tordre le cou au roman. Il y a un côté expérimental dans Saint-Genès ou la vie brève qui séduit autant qu’il amuse. Rien d’ostentatoire ni de prétentieux dans ce désir de sortir le roman des sentiers battus. Loin de Cailleux l’envie d’en imposer à quiconque. Si c’est brillant partout, d’une virtuosité maîtrisée, c’est presque malgré lui. Brillant d’ailleurs à tel point que nous avons parfois davantage de plaisir à découvrir le procédé utilisé qu’à suivre la destinée du jeune homme. Et pourtant, dès les premières phrases nous nous sentons chez nous, dans un univers familier, comme si l’auteur avait repris une conversation laissée la veille en suspens. Nous aurons même quelques pages jubilatoires, avec de belles surprises verbales et lexicales, notamment dans le conte destiné à la fille de Saint-Genès, lequel s’ouvre de la manière suivante : « Il était une fois, Marielle, un homme qui ne croyait pas aux fées ». Nous y croisons un bourgmestre qui parle un drôle de sabir : « On se comprichote, on se cherche fouine, chacun se malicrampotant en dedans. Bref, je demande des nouvelles du pouaque. Les demoiselles Rasibus prennent l’air vous savez bien comme. Puis m’avouent, par menus gobillaux, que le pouaque est dépouaqué. Motif : une terrissière l’aurait bouché. Malveillance, incurie, cachibir, on s’y perd. » On ne saurait mieux dire, n’est-ce qu’en plus de s’y perdre il est possible de s’y étourdir, et que c’est souvent délicieux.
Didier Garcia
Saint-Genès ou la vie brève
Roland Cailleux
Le Dilettante, 448 pages, 25 €
Intemporels Exercices de vie
avril 2011 | Le Matricule des Anges n°122
| par
Didier Garcia
Roland Cailleux (1908-1980) présente ici la destinée d’un apprenti poète, comme pour mieux subvertir le genre romanesque.
Un livre
Exercices de vie
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°122
, avril 2011.