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Traduction Françoise Laye

mai 2011 | Le Matricule des Anges n°123

Le Livre de l’intranquillité, de Fernando Pessoa

Le Livre de l’intranquillité

Si j’ai traduit avec grand plaisir plusieurs auteurs portugais contemporains (dont cette œuvre magnifique et méconnue de Brandão, Humus), c’est avec passion que j’ai entrepris la traduction du Livre de l’intranquillité, une œuvre éblouissante, aux facettes multiples et souvent contradictoires ; il serait sans doute difficile, voire impossible, d’effectuer une synthèse, que Pessoa lui-même n’a jamais réussie, de ce livre-somme qui nous révèle, sur le ton d’un journal intime, des aspects bien différents de ceux que nous proposent les principaux « hétéronymes » Caeiro, Reis ou Campos, ou Pessoa lui-même dans son œuvre « orthonyme ».
Comme toute œuvre marquante, Le Livre de l’intranquillité « offre » au traducteur le double problème de sa thématique et de sa mise en œuvre formelle ; le problème se complique ici du fait que le « fond » et la « forme » en réalité ne font qu’un : l’écriture, en elle-même totalement magique, exprime et magnifie un discours puissamment organisé qui surgit à son tour, telle Athéna naissant toute armée, sous la forme de métaphores saisissantes qui régissent ensuite la page entière. La difficulté s’accroît des particularités – redoutables – de la langue de Pessoa, auxquelles se sont heurtés tous les traducteurs, quoique selon des modalités diverses selon les « langues d’arrivée », et leurs exigences propres : pensons seulement aux différences entre le français, l’allemand et l’anglais. En ce qui me concerne, le principal obstacle consistait à « faire passer » en français – langue latine, qui se targue d’être « cartésienne » – la puissance poétique, l’originalité constante du style de Pessoa, qui use de toutes les possibilités de sa langue, poussées à leurs extrêmes limites, qui désarticule la syntaxe, marie les contraires, multiplie des tournures ambiguës, mais typiquement portugaises, telles que « l’infinitif personnel » ou le gérondif, au sens variable, comme l’ablatif absolu en latin. Le discours n’est jamais linéaire (« le chemin le plus court entre A et B, nous dit Pessoa, ne m’a jamais paru être la ligne droite ») ; il s’agit d’une pensée complexe, qui exige en retour des phrases complexes, parfois difficiles à saisir pour les lecteurs portugais eux-mêmes, et qui conduisent le raisonnement par diverses phrases, avec incises, relatives, parenthèses, conditionnels signant des degrés divers de « réalité », etc.
Tout ceci, naturellement, n’est en quelque sorte que le prologue de ce qui attend le traducteur. Il doit en fait affronter le problème majeur, et fascinant, du texte lui-même. Texte tragique, dans toutes ses dimensions, psychologique, ontologique, voire métaphysique, qui dit sans relâche, sous mille formes différentes, le désespoir de vivre, la plongée mortelle au fond de soi-même, le narcissisme impénitent, la perte de la personnalité, l’aspiration au néant et la quête de Dieu – ou de l’absolu –, mais aussi cette double rémission par le rêve, acteur tout-puissant de L’intranquillité, et par l’écriture, la beauté. Sur les ruines accumulées au fil de ces six cents pages, se dresse, magnifique et déchiré, l’auteur lucide de cette œuvre toujours inachevée, toujours rêvée, mais tout autant salvatrice.
Exprimer cette richesse foisonnante, cette « modernité » chargée d’angoisse, ce discours aux strates multiples, ces glissements insensibles d’un plan à un autre, ces métaphores audacieuses, ces tours et détours d’une pensée néanmoins rigoureuse – tel est le défi acrobatique que l’on doit relever, tout en respectant les innombrables sinuosités du texte. On ne peut « découper » la phrase, pas plus qu’on ne peut « découper » Proust ; il faut néanmoins introduire des respirations, expliciter parfois une tournure trop compacte, articuler l’ensemble pour lui donner une certaine fluidité et répondre ainsi au besoin de « logique » du lecteur français.
Et en même temps… ne rien perdre de la richesse foisonnante de la pensée, de son rythme profond qui soulève la phrase comme une houle, de ses trouvailles poétiques incessantes, de cette langue somptueuse qui nous dit pourtant le désespoir. Il faut marier l’originalité saisissante, parfois proche du surréalisme, des pages de Pessoa, sans rien perdre de l’effet perpétuel de surprise, de la puissance et de l’enchantement de ces textes qui ravissent les lecteurs du monde entier. Nous n’en donnerons qu’un exemple : « (Durant la nuit), de l’autre côté de moi, bien loin derrière ce lit où je gis, le silence de la demeure touche à l’infini. J’écoute la chute du temps, goutte à goutte. Je passe le cours des temps, je passe des silences, des mondes sans forme passent auprès de moi. »
Devant de belles pages, le traducteur, quant à lui, se retrouve malheureux et émerveillé, face à un chef-d’œuvre qu’il voudrait offrir sans en rien trahir. Il ne peut alors que se laisser guider, une fois (presque) résolus les problèmes propres à la traduction, par son instinct et son admiration ; et, exactement comme un musicien devant une partition de Beethoven, tout à la fois s’incliner avec la plus totale humilité, et tenter ensuite « d’habiter » le texte, de le réinvestir de toute sa personnalité, de toute sa sensibilité, de toutes ses ressources, pour donner une vie seconde à ce qui, malgré tout, ne peut revivre que par lui.
Ajoutons que Le Livre de l’intranquillité (dont le titre est un néologisme de la traductrice) connaît aujourd’hui en français sa troisième édition, entièrement renouvelée par rapport aux éditions précédentes, de 1988 et 1992 pour la première édition, en deux volumes, et de 1999 pour la seconde, en un volume. Précisons, par ailleurs, que les manuscrits de Pessoa sont difficilement lisibles, parfois presque indéchiffrables, ce qui explique les nombreuses erreurs qui entachaient la première édition portugaise, de 1982 (et par conséquent notre traduction), ainsi que les nombreuses éditions portugaises qui ont suivi, apportant toutes leur lot de lectures nouvelles. Les éditions Bourgois (qui ont publié à ce jour dix volumes de Pessoa) suivent le texte mis au point par l’excellent spécialiste Richard Zenith, aux éditions Assirio e Alvim ; cette édition (la huitième depuis 1999) ne comporte pas moins de trois cents corrections, se justifiant toutes par l’amélioration sensible des passages concernés, qui gagnent ainsi en clarté et en intelligibilité. L’importance de ces modifications est telle que cette troisième édition française marque réellement une date dans la connaissance que l’on peut avoir aujourd’hui de Fernando Pessoa, par la cohérence nouvelle qu’elle apporte à une œuvre qui demeure, à tous égards, fascinante et porteuse d’un drame secret, d’un déchirement qui, pour longtemps encore sans doute, ne cessera de nous interroger et de nous tendre un douloureux miroir.

Françoise Laye
Le Matricule des Anges n°123 , mai 2011.
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