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Traduction Anatole Pons-Reumaux*

janvier 2024 | Le Matricule des Anges n°249

Les Fils de Shifty, de Chris Offutt

Sept mille kilomètres séparent la province de Coni du comté de Rowan. Pourtant, les langhe italiennes et les Appalaches du Kentucky partagent une langue commune : le silence. De Cesare Pavese à Chris Offutt, la littérature des collines, à l’abri de la rumeur du monde, a peut-être ceci d’universel qu’elle s’écrit dans une grammaire concise à l’extrême, rétive au mot de trop. Chez les « gens des collines » – titre du premier opus de la saga Mick Hardin dont Les Fils de Shifty est la suite – on converse de préférence en se passant de mots. Mick, militaire au repos dans son pays natal, ne communique que par hochements de tête. Shifty, âpre matriarche au cœur de ce roman, témoigne de son agressivité en fixant son œil droit sur l’œil droit de son interlocuteur (à l’inverse, fixer son œil gauche sur son œil droit serait un signe d’ouverture). Des codes précis régissent les interactions sociales : hochement de menton en guise de salut, minute de silence, deux mots, autre minute de silence. Les hâbleurs sont suspects, la vulgarité honnie. Enfant des collines, Mick ne sera jamais à l’aise ailleurs : « La ville exigeait une patine sociale qu’il n’avait pas, un exosquelette de politesse. Les gens disaient une chose et pensaient le contraire. Ils se vexaient si on osait être franc et direct. » Débarrasser l’écriture de cet « exosquelette » : voilà une définition possible de l’ambition littéraire de Chris Offutt.
Or, tout traducteur de l’anglais au français le sait bien, se confronter à pareil texte relève de la quadrature du cercle. En traduction, l’exosquelette a un nom barbare : le coefficient de foisonnement. Tout texte anglais traduit en français en sortira grossi d’environ 15 %. C’est presque incontournable. J’ai beau avoir déjà traduit quatre livres de Chris, je me débats toujours autant pour alléger les tournures, chasser les adverbes, trouver le mot juste. J’avance dans le texte avec mes gros sabots français, m’efforce de marcher sur la pointe des pieds. On parle tout de même d’un auteur qui privilégie les prénoms monosyllabiques pour ses personnages principaux parce que « ça va plus vite à taper ».
Dépouillement ne signifie pas désenchantement. Ces personnages avares de paroles sont capables de lâcher des expressions colorées improbables que l’auteur se fait un bonheur de nous retranscrire. Untel est « fou comme un sandwich à la soupe », untel ne se prend pas « pour de la merde sur un bâton ». Quand Linda, sœur de Mick et première femme shérif du comté, laisse échapper un juron, elle s’écrie « Chie du feu et garde les allumettes ! » Je fais le pari d’une traduction littérale de ces expressions, même si ça ne claque pas autant qu’en VO. Elles font le sel du récit et contribuent à cet humour impassible dont Offutt a le secret et que l’on retrouve plus qu’ailleurs dans cette saga Mick Hardin. Un humour en forme de respiration, dans un récit pourtant bref où l’auteur joue en virtuose la partition des codes du polar, avec un cadavre dès le premier chapitre et une enquête encore brillamment menée par un Hardin plus efficace que jamais.
Enchantement encore, les passages de descriptions de la nature chez Offutt sont parmi les plus beaux de la littérature américaine. Ils sont rarement lyriques, mais toujours d’une poésie folle. Dans cette vie sauvage unique aux Appalaches, les noms vernaculaires me font défaut. Ainsi, le si évocateur milkweed devient de l’asclépiade, le honey locust un simple févier, le dogwood un cornouiller. J’ai toujours cette intuition qu’au plaisir de se replonger dans la flore de ces collines qu’il a quittées, puis retrouvées, puis quittées de nouveau, Chris Offutt ajoute une gourmandise des mots que j’ai peur de gâcher. Pendant le confinement, l’auteur reconnaît s’être lancé dans l’écriture des Fils de Shifty aussitôt après avoir mis le point final à ses Gens des collines, afin de pouvoir retourner chez lui tous les matins et lutter contre le mal du pays. À mon tour, je voyage en découvrant le nouveau roman à sa parution aux États-Unis. Et je fais tout mon possible pour que les lecteurs français embarquent dans ce même voyage avec autant de plaisir.
Attention, c’est un voyage sans exotisme. On aurait tort de voir dans ce portrait des gens des collines un documentaire misérabiliste sur une des régions les plus pauvres du pays. Le jeu des étiquettes – péquenauds, hillbillies, ploucs – n’a pas cours chez Offutt. Il a beau écrire exclusivement sur un territoire minuscule, quasiment confiné aux limites de son comté d’origine (tout au plus change-t-il parfois le nom de sa ville natale de Morehead en Rocksalt au gré de ses envies), son horizon littéraire est universel et son écriture dépourvue de jugement. Le champ des lectures d’Offutt est aussi vaste que sa focale d’écrivain est restreinte : Flannery O’Connor bien sûr, mais aussi des écrivains plus ignorés comme Shane Stevens (à qui il emprunte le personnage de Charley Flowers), des nouvelles voix comme Julia Slavin, et beaucoup d’Européens, comme William McIlvanney, Massimo Carlotto ou Jean-Claude Izzo.
À l’instar de tous ses personnages, Mick Hardin est « un tiers moi, un tiers inspiré par quelqu’un que je connais et un tiers une personne propre façonnée au gré de l’écriture ». Comme lui, c’est un exilé qui revient au pays et qui finit toujours par en repartir. Il se sent bien « dans un avion ou seul dans les bois ». Traduire ses silences est un numéro d’équilibriste. Contribuer modestement à donner voix à ces taciturnes oubliés est une fierté. L’œuvre rare de Chris Offutt (Les Fils de Shifty n’est que son quatrième roman en trente ans de carrière) a ceci de fascinant qu’en revenant sans cesse sur les lieux qui ont modelé l’auteur, elle offre à ses habitants le statut de protagonistes, heureux ou malheureux, de la grande histoire littéraire.
Précisément parce qu’elle est si spécifique, la littérature des collines pourrait bien être une littérature monde.

*Anatole Pons-Reumaux a traduit entre autres Piergiorgio Pulixi, Al Alvarez, Wallace Stegner, Richard Krawiec. Les Fils de Shifty (288 pages, 23,50  ;) paraît le 4 janvier aux éditions Gallmeister.

Anatole Pons-Reumaux*
Le Matricule des Anges n°249 , janvier 2024.
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