Bientôt – il faut espérer que la traduction sera rapide pour ceux qui ne lisent pas l’italien – les lecteurs français disposeront peut-être du deuxième livre de Mario Cavatore. Ce texte, publié en 2007 par Einaudi, est intitulé L’Africano et l’on sait qu’il évoque la question douloureuse du génocide rwandais. Nous verrons bien, alors, si la force narrative de l’auteur opère avec la même efficacité. Pour l’heure, nous avons Le Geste du semeur entre les mains et ce bonheur suffit à nous combler. Le Geste du semeur appartient en effet à cette catégorie de romans – en l’occurrence un thriller total, mêlant histoire, politique, critique sociale – capables d’une géopolitique des mœurs passionnante à travers l’exemple de quelques vies engagées malgré elles dans un malstrom de vilenie. Voici donc ce Geste et soudain Mario Cavatore (né en 1946 à Coni dans le Piémont, il fut électronicien, preneur de son, critique musical) surgit dans notre vie de lecteur.
L’histoire est celle de Lubo Reinhardt. Ce Tsigane accomplit son service militaire en Suisse, pays dont il est citoyen. Parce que les Tsiganes aussi, chose étonnante pour certains, ont une généalogie, une ascendance, un pays où ils sont nés et avant eux, leurs ancêtres. En Suisse, Lubo est allé à l’école et exerce maintenant un métier. Un soir, son frère Taro lui apprend que sa femme a été tuée alors qu’elle voulait empêcher la police de lui enlever leurs deux enfants. Pourquoi ? demande Lubo en faisant de cette question le point de bascule de toute sa vie et au-delà, de tout un modèle qui s’effondre soudain du côté obscur du monde. Pourquoi ? Parce qu’un juge l’a ordonné, tente d’expliquer Taro. « On a décrété que pour leur bien, (les enfants) ne devaient pas rester avec les Tsiganes, ils devaient être élevés dans des conditions hygiéniques et morales plus adaptées ». Pourquoi ? insiste Lubo. « Il y a une organisation qui s’appelle Kinder der Landstrasse, Enfants de la grand-route, qui a été créée exprès pour ça, pour enlever leurs enfants aux Tsiganes ». Et voilà dans quel abîme Lubo sombre, portant l’uniforme de l’armée de son pays, une rage inimaginable maintenant au cœur. Alors, il invente une vengeance que Cavatore met en scène d’une façon remarquable, sondant chaque seconde de cette âme blessée au fer rouge avec les mots les plus simples et les plus justes qui soient. On dirait une confession, sans le souci des bons et des mauvais sentiments, justes les faits et leur mécanique qui longtemps après brise encore les vies.
Maître du récit et du suspens, Mario Cavatore fouille dans le purin de l’Histoire pour exhumer cette folie des Blancs, nous étions alors au tout début de la Seconde guerre mondiale, qui manifestaient là le fantasme d’une méthode eugéniste comme en d’autres temps, par exemple, des Australiens enlevèrent des enfants à leurs parents aborigènes. Avec Lubo le Tsigane, Cavatore chemine sur une pente dangereuse où la suite de l’histoire, après la mort de sa femme, s’écrit avec un meurtre sordide commis par le fuyard. Il égorge un commerçant indien, prend son identité, son argent. Puis vient la vendetta. Lubo, au regard de braise, se met à séduire et à engrosser les femmes du canton, toutes celles qu’il peut. Il y en aura près de deux cents, comme s’il avait multiplié par cent le dommage causé par l’enlèvement de ses deux enfants.
Et après l’histoire vient encore l’histoire comme si la guerre jamais ne cessait. Après « la semence », le premier chapitre, viennent « les fruits » et « la moisson », qui aggravent les faits, meurtrissent les corps et les âmes. « La semence », en effet, ne pourrait être que l’histoire d’une séduction feinte et d’une jouissance fugace qui finit par un enfant et qui pourrait en rester là. « Les fruits » et « la moisson », eux, poussent la logique des événements et de l’enchaînement de leurs conséquences dans un emballement de faits cruels, implacables. Les pages se suivent et jamais Mario Cavatore ne perd le contrôle. D’un dialogue à un portrait, d’un personnage ambivalent à un être perdu pour toujours, d’un nigaud à une femme abandonnée par son mari, il dit l’essentiel, tord le fil de fer de l’histoire, et tient le lecteur en haleine en distillant ce qu’il faut de rebondissements. De ces vies meurtries par le premier sang, Mario Cavatore extrait une pulpe rare dont le mélange donne au texte un goût étrange (qui plut beaucoup à Erri de Luca).
Tout s’éclaire finalement par les lettres qui se croisent dans les dernières pages du livre. Où l’on découvre l’exploitation sexuelle du fils que Lubo a fait autrefois à une ouvrière suisse. L’un des deux cents. Où l’on constate l’ampleur du plan eugéniste. Où l’on s’affole de l’insondable cruauté du monde. Où l’on voudrait que cette Suisse-là comme tant d’autres pays engagés dans le délire d’une époque, n’aient jamais existé.
Serge Airoldi
Le Geste du semeur
Mario Cavatore
Traduit de l’italien par Danièle Robert,
éditions Chemin de Ronde, 128 pages, 12 €
Domaine étranger Semeur de troubles
mai 2011 | Le Matricule des Anges n°123
| par
Serge Airoldi
Avec ce beau roman qui évoque un épisode monstrueux de l’histoire suisse pendant la guerre, Mario Cavatore signe un vrai thriller.
Un livre
Semeur de troubles
Par
Serge Airoldi
Le Matricule des Anges n°123
, mai 2011.