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Intemporels En eaux troubles

juin 2012 | Le Matricule des Anges n°134 | par Didier Garcia

Le Catalan Jaume Cabré (né en 1947) explore les ravages et les dessous de la dictature franquiste, dans un roman labyrinthique.

Les Voix du Pamano

On a beau interroger Google Maps, beau passer les Pyrénées espagnoles au peigne fin, pas moyen de localiser Torena, l’insignifiant village catalan dans lequel se déroule l’essentiel du roman, mais représentatif à lui seul de la tragédie qui a frappé toute l’Espagne de la guerre civile (au moins 500 000 morts de 1936 à 1939) jusqu’au décès de Franco en 1975.
Après tout, peu importe où se niche Torena, à supposer d’ailleurs que la bourgade existe vraiment. Nous sommes quelque part en Catalogne, non loin de la Principauté d’Andorre, dans un village où « tout le monde avait le regard affûté à force de haïr, à force de se taire pendant si longtemps ».
Et c’est précisément dans ce village qu’aux lendemains de la guerre civile un certain Oriol Fontelles vient occuper un poste d’instituteur, et s’installer avec sa femme enceinte, espérant avoir trouvé pour eux deux un havre de paix. L’illusion est de courte durée. Le maire de Torena est un phalangiste (entièrement acquis à la cause de Franco), qui n’hésite pas à se transformer en bourreau à la moindre menace contre le régime du caudillo. Un jour, il exécute un enfant de 14 ans parce que son père a refusé de se rendre (il est soupçonné d’aider les Républicains). Oriol est aussitôt accusé de complicité, au moins passive. Sa femme décide alors de l’abandonner à son sort et accouche d’une fille qu’il ne connaîtra pas. Suite à cette rupture, il décide d’écrire son histoire, afin que sa fille connaisse la vérité sur son compte. Et le lecteur d’apprendre que s’il s’acoquinait avec les phalangistes c’était pour ensuite pouvoir mieux les tromper, et transmettre aux résistants les informations qu’il leur arrachait. Longtemps après sa mort (survenue en 1944), lors de la démolition de l’école communale, une femme découvre les quatre cahiers d’écolier qu’il avait dissimulés derrière un tableau. Elle entreprend immédiatement de saisir sa confession, cependant que l’Église paraît vouloir béatifier Oriol, aidée en cela par Elisenda, une femme richissime et volage qui aspire désormais à faire canoniser celui qui fut son ancien amant…
Mais un demi-siècle plus tard, qui peut encore s’intéresser au destin d’Oriol Fontelles ? Ceux qui l’ont connu de près sont morts, et ceux qui l’ont connu de loin n’ont que faire de cette vérité bien tardive. Quant à sa fille, dont nous apprendrons qu’elle est en réalité un garçon, lorsque les cahiers lui parviennent enfin, elle se contente de les lire puis de les jeter.
Reste donc le lecteur, qui suit cette enquête passionnante comme il lirait un polar, avec
l’espoir, à chaque nouvelle page, d’en savoir un peu plus sur la mort d’Oriol. Une enquête d’autant plus passionnante que Les Voix du Pamano (une rivière dont il se disait que seuls entendent ses eaux ceux qui vont mourir) est une véritable prouesse romanesque. Si le roman court de la dictature de Franco jusqu’au début du XXIe siècle, mieux vaudrait dire que l’intrigue zigzague, va et vient, passant d’un épisode à un autre sans trop se soucier du continuum chronologique. Comme si Cabré avait voulu étourdir le lecteur, certains personnages réapparaissent plusieurs chapitres après leur mort, et la narration peut avancer ou reculer de soixante ans entre deux phrases. Comme d’un épisode à l’autre il n’est pas rare que nous retrouvions les mêmes personnages mais à des époques différentes, il nous faut toujours quelques pages d’adaptation avant de pouvoir situer une scène dans le temps. Pire encore : au sortir d’un chapitre nous pensions nous diriger vers la révélation attendue, mais au chapitre suivant l’écrivain nous fait revenir en arrière, dans des péripéties que nous lisons avec plaisir mais qui nous éloignent encore de ce que nous cherchons.
Nous avons donc affaire à un roman (initialement publié en 2004) qui ressemble à un puzzle, dont toutes les pièces ont été volontairement mélangées, et qui rappelle les structures éclatées des grands romans de Roberto Bolaño (Les Détectives sauvages et 2666). Pour le lecteur, tout reste à faire. D’abord reconstruire un semblant d’intrigue, tout en constatant que Cabré est capable aussi bien d’envolées poétiques que de passages d’une ironie presque cruelle ; ensuite se replonger dans une des périodes les plus troubles de l’histoire moderne de l’Espagne. Une période avec laquelle l’Espagne n’est pas encore tout à fait quitte. En 2008, le juge espagnol Baltazar Garzón, connu pour ses procès hautement médiatiques (Pinochet, Berlusconi, Guantánamo), a tenté d’enquêter sur les années noires de l’Espagne, enquête qu’il dut clore aussitôt après l’avoir entrouverte, la loi d’amnistie de 1977 lui interdisant d’explorer les crimes commis sous la dictature franquiste. Au-delà de ses qualités littéraires, qui en font un des joyaux romanesques de ces dix dernières années (aussi bien pour son dispositif narratif que pour sa densité), ce roman est donc aussi d’une brûlante actualité.


Didier Garcia

Les Voix du Pamano
Jaume Cabré
Traduit du catalan par Bernard Lesfargues
10/18, 768 pages, 10,20

En eaux troubles Par Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°134 , juin 2012.