1. Les 36 Stratagèmes1 signés F. Fulmerford volent non seulement le titre du célèbre anonyme chinois d’on ne sait trop quel siècle2, mais son découpage en 6 livres de 6 chapitres, depuis les Stratagèmes des batailles gagnées d’avances (livre I) jusqu’aux Stratagèmes désespérés. (Il reprend bien sûr chacun des 36 proverbes, malmenés par la traduction comme seuls peuvent l’être des proverbes chinois de l’époque de la dynastie Ming retrouvés sous Mao Zedong.)
2. Comme l’écrivait, si je me souviens bien, Pierre Leyris à propos de Lao Tseu (« De Lao Tseu, nous ne savons presque rien sinon qu’il ne s’appelait probablement pas Lao Tseu »3), on peut affirmer sans se tromper : de Fulmerford, on ne sait pas grand-chose, à part qu’il se nomme Fulmerford. Chercher à déduire l’identité de F. F. d’après les trente-six chapitres proverbiaux de son livre fait partie de la vaste catégorie de superstitions où se range par ailleurs le projet d’écrire la biographie de William Shakespeare d’après l’ensemble de ses Comédies. De Fulmerford, on sait qu’il est citoyen britannique, que l’anoblissement par la reine ravira peut-être ses vieux jours, que les livres de Quincey occupent une partie de sa bibliothèque, enfin qu’il abomine pour diverses raisons la formule Il écrit en dehors de ses heures de travail.
3. Les 36 Stratagèmes de F. Fulmerford semblent contenir malgré eux un personnage principal, tombé là par accident, mais envers qui l’auteur s’efforce de se montrer poli (par exemple en le mettant en scène) : un monsieur Samuel Tubal, anglais lui aussi, du quartier Shoreditch à Londres4, apparaissant une fois sur deux dans le roman en pyjama, soit le matin, soit le soir, et fièrement, comme si le pyjama était une conquête de l’Angleterre coloniale – et pas des moindres. (Malgré eux : à plusieurs reprises, on aura l’occasion de le constater, le courtois Fulmerford tente de se débarrasser de Samuel Tubal, dans la plus banale tradition du roman policier anglais depuis Conan Doyle exaspéré par Sherlock Holmes – le procédé est paresseux, l’absence de rancœur de Tubal est l’un de ses plus louables traits de caractère.)
4. On attribue à Tubal des traits pickwickéens : de Pickwick, la fantaisie, la rougeur, la rondeur, un emploi quelque part dans le monde de la banque, comme on dirait quelque part dans une des alvéoles, l’oisiveté studieuse et bibliomane d’un préretraité vingt-cinq ans avant l’âge du taux plein, et l’amour des hypothèses. Son dada, pour reprendre une formule de Laurence Sterne, sont les 36 stratagèmes du chinois anonyme, ajoutés aux quatre livres de Sextus Julius Frontin, à des paraphrases de Sun Tzu, aux pages de Malaparte, aux multiples Arts de la Guerre qu’on trouve dans les vide greniers, mais aussi, la curiosité étant syncrétique, à des guides de bonnes manières et des manuels pour « Jouer et gagner au jeu d’échecs ». Le Tubal de F. Fulmerford considère ces stratagèmes comme la clef des combats, bien sûr, disons la recette des batailles réussies, mais aussi comme une martingale inachevée (toujours nécessairement corrigible) applicable à la vie quotidienne : celle des autres, qui a son charme ; la sienne propre, qui a son importance.
5. Au chapitre XXI du deuxième tome de ses aventures, Don Quichotte réaffirme après beaucoup d’autres l’analogie de l’amour et la guerre, d’après quoi on devine (on déduit, ne soyons pas chiches) des stratégies voisines. Samuel Tubal est du genre à reprendre le lieu commun pour l’appliquer, « ivre d’analogies nouvelles »5, aux circonstances de sa vie sociale, familiale, sexuelle, professionnelle, artistique, militante ou gastronomique. Quand il échoue à adapter le stratagème n°8 (Attendre tranquillement pendant que l’ennemi travaille) à ses démarches amoureuses, il y voit la preuve de la justesse 1) du stratagème, 2) de son raisonnement – compte tenu de sa maladresse.
6. Le chroniqueur, qui est certains matins de l’étoffe dont sont tissés nos pyjamas, poursuivra ici, au cours des prochains mois, la lecture du roman de F. Fulmerford – on voudra bien considérer ça comme un journal de lecture mené, si tout va bien, de la première à la dernière page. Ce sera en vérité un prétexte pour parler, après Tubal, de tout ce qui ressemble de près ou de loin à un stratagème, et le comparer, par exemple, à la geste des combattants maï-maï du Congo face aux rebelles du m23. De cette manière, en trichant, en faisant des détours, beaucoup plus que nécessaire, le chroniqueur espère remplir son devoir, et rendre son papier dans les temps.
1 Les 36 Stratagèmes – The Thirty-six Stratagems, F. Fulmerford, Londres 2011
2 Les 36 Stratagèmes, manuel secret de l’art de la guerre, traduit du chinois, présenté et commenté par Jean Levi, Rivages 2007. L’anonymat est relatif, puisqu’on attribue l’ouvrage à San shi liu ji.
3 Je cite de mémoire.
4 Plus précisément Annuitants Castle street.
5 F. Fulmerford, op. cit., p. 19
Stratagèmes Lao Tseu, pyjama, Pickwick, Don Quichotte, Maï-maï
octobre 2012 | Le Matricule des Anges n°137
| par
Pierre Senges
Lao Tseu, pyjama, Pickwick, Don Quichotte, Maï-maï
Par
Pierre Senges
Le Matricule des Anges n°137
, octobre 2012.