Cinq hommes sont partis à la guerre, une femme attend le retour de deux d’entre eux. Reste à savoir s’ils vont revenir. Quand. Et dans quel état. » Le rythme brisé de cette quatrième de couverture avertit que nonobstant son grrrrand sujet, Echenoz ne va pas emprunter les orgues du roman historique. On retrouve d’ailleurs les marques usitées du romancier : par exemple pour la forme le savant tricotage des temps (nul aoriste, mais de très riches passés composés qui s’acoquinent au subjonctif imparfait) et l’espiègle jeu des discours rapportés (quand ceux-ci viennent tout à coup, phrases brèves et orales, sautiller sur le récit) ; pour le climat ces noms propres patinés qui semblent ressusciter en passant des pans de passé – Byrrh-Citron, bicyclette Euntes, appareil photo Rêve Idéal de chez Girard&Boitte, biplan de modèle Farman F37. 14 ne rompt donc pas avec la trilogie précédente (Ravel, Courir, Des éclairs), continuant de réécrire un XXe vintage en de petits chapitres qui font alterner vie de province, non loin d’une usine de chaussures, et tableaux du front.
« On connaît la suite ».
Pas de surprise en ces lieux : ici Blanche, fille unique du directeur d’usine, les notables vendéens, le médecin complaisant ; là Charles le sous-directeur, promis et planqué, Anthime le comptable, discret amoureux du 93e régiment d’infanterie, tous deux laissant derrière eux la maison qui leur ressemble, « comme s’il fallait décidément qu’une demeure, tel un chien, fût homothétique à son maître ». Et bien sûr la guerre, qu’on voit prendre forme attendue : cloches du tocsin, foules contentes, gai défilé, baptême du feu, enfouissement dans les tranchées : « À force d’avancer les uns contre les autres, jusqu’à se retrouver sans plus pouvoir, de part et d’autre, étendre ses positions, il devait arriver que cela se figeât en face-à-face ». Le récit multiplie ces formes de la nécessité, ces constructions de l’inéluctable et autres futurs dans le passé, puisqu’« On connaît la suite », comme le rappelle un début de paragraphe. Et c’est bien sûr tel Fabrice à Waterloo qu’Anthime au milieu du champ de bataille « sur le moment n’a rien compris comme c’est l’usage ».
Qu’il y ait de l’intertexte, pour parler pesamment, n’empêche pas qu’Echenoz s’y colle. Et s’y colle vaillamment, dans une prose essentiellement factuelle, géographie précise des lignes de combat et des démembrements que tracent d’extraordinaires phrases : « Posté non loin de celui-ci, Anthime a pu distinguer un instant, de la cervelle au bassin, tous les organes du chasseur-éclaireur coupés en deux comme sur une planche anatomique, avant de s’accroupir spontanément en perte d’équilibre pour essayer de se protéger, assourdi par l’énorme fracas, aveuglé par les torrents de pierres, de terre, les nuées de poussière et de fumée, tout en vomissant de peur et de répulsion sur ses mollets et autour d’eux, ses chaussures enfoncées jusqu’aux chevilles dans la boue. » Parti comme de coutume d’une ivresse de nommer, déclinant les éléments d’une chambre ou le havresac du soldat, le narrateur anime, emballe progressivement la fiche d’encyclopédie ; il lui fait remplir pages, roman, Histoire, jusqu’à composer une odyssée de la matière et des chapitres sans exemple – voir notamment, celui, aux proportions épiques et à la conclusion glaçante, où il décrit la guerre par les animaux et par la faim, la faim qui pousse certains à tailler « quelques côtes à même un bœuf vivant, sur pied, le laissant ensuite se débrouiller seul. » ou la faim du pou et du rat « habités d’un seul but comme des monosyllabes ».
En moins de 120 pages, ménageant toujours l’indécision entre grande œuvre et excroissance futile – « va savoir », comme il l’écrit –, Echenoz transporte ainsi son lecteur comme en quatorze. Et ne le désespère pas tout à fait : quand finalement la matière s’absente, qu’un « bras imaginaire » étreint une femme et lève le poing, c’est inopinément très beau.
Gilles Magniont
14
Jean Echenoz
Éditions de Minuit, 124 pages, 12,50 €
Domaine français Nouvelles du front
octobre 2012 | Le Matricule des Anges n°137
| par
Gilles Magniont
Comme si de rien n’était et comme personne, Jean Echenoz raconte la grande guerre.
Un livre
Nouvelles du front
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°137
, octobre 2012.