L' Hallucination artistique de William Blake à Sigmar Polke
Longtemps considérée comme le symptôme clé de la folie, puis définie par le scandale logique d’une « perception sans objet », l’hallucination a deux faces. L’une, pathologique, dans laquelle la « vision » coexiste avec la perception de l’environnement au sein d’une douloureuse dissociation de la conscience ; l’autre, artistique, active, abolissant la distinction intérieur/extérieur, et transportant le sujet dans un monde imaginaire exclusif. C’est cette dernière, cette forme d’emprise qui subjugue l’activité mentale de l’artiste, qui intéresse Jean-François Chevrier, historien, critique d’art et professeur à l’École nationale supérieure de beaux-arts de Paris. S’attachant à la période ouverte par l’ère du positivisme – période qui vit l’étude de l’hallucination accompagner la naissance et l’évolution de la psychiatrie –, il n’a qu’un but : montrer comment l’hallucination artistique rejoint la pensée visionnaire, comment l’activité hallucinatoire mobilise l’ouïe autant que la vue, combien le tableau comme la littérature peuvent être des lieux et des formes d’un délire qui est pensée en images autant que pensée des images. C’est dire la richesse et l’ambition de ce livre remarquablement illustré et entièrement dédié à l’art visionnaire tel qu’il se déploie à partir d’une poétique de l’hallucination qui rend perméables les frontières séparant les domaines de la perception, de l’imagination, du rêve et de la folie tout autant que celles entre vision et illustration, fiction et autobiographie, prose et poésie.
Énoncée par Rimbaud dans « La lettre du voyant », cette poétique de l’hallucination qu’illustrait déjà l’art mythopoétique de William Blake et qu’éprouvait dans sa chair Flaubert – « Les personnages imaginaires m’affolent, me poursuivent, – ou plutôt c’est moi qui suis dans leur peau » –, Jean-François Chevrier en étudie la mise en œuvre chez Nerval, dans l’imagerie verbale de Hugo et son pendant visuel que sont les Eaux-fortes sur Paris de Meryon, dans l’art amorphe – la vie embryonnaire et les aventures de l’œil – chez Odilon Redon ; dans la sacralisation des lettres et la poétisation de l’expérience du néant chez Mallarmé. Il la traque chez Félicien Rops, derrière le réalisme surnaturel de Huysmans, dans les liens que Strindberg établit entre hallucination et hasard, sous le thème de la jalousie et le motif du mauvais œil chez Munch. Il la retrouve encore dans la manière dont Kafka, à l’instar de l’imagerie fantastique de Kubin, interprète l’étrange réalité d’un quotidien halluciné, dans la façon aussi dont elle fut l’essentiel ressort de la puissance subversive des images et de la peinture surréalistes, ou encore dans l’usage qu’en fit Artaud s’en servant comme d’une arme contre « le mensonge de l’être ». Une hallucination artistique que n’ignora pas le cinéma et qui trouva une forme d’accomplissement dans le psychédélisme des années 1960, et chez Sigmar Polke, mort en 2010, qui est l’artiste qui en a proposé la plus vaste synthèse.
Chaque œuvre, chaque parcours spécifique est examiné en détail, éclairé, illustré, étayé de nombreuses citations, resitué dans des continuités, comme celle, par exemple, qui rattache Rimbaud, traçant ses phrases « dans une matière verbale préalable au sens », à la façon dont la peinture de Turner recherche l’ivresse de la matière colorée. Ou comme dans l’équivalence littérature / peinture qu’on peut établir entre Boccioni, Pollock et l’Ulysse de Joyce. Une somme donc que ce livre ouvrant des chemins, cartographiant des réseaux d’analogies, s’aventurant au cœur même des phénomènes de déliaison, de concrétion, de condensation, de vide et de plénitude qui caractérisent l’hallucination artistique.
Richard Blin
L’Hallucination artistique
Jean-François Chevrier
L’Arachnéen, 189 illustrations, 690 pages, 48 €