Ouvrage tissé de réflexions savantes, d’anecdotes, de portraits, de textes de chansons, Le Pays où naquit le blues, publié aux États-Unis en 1993, est le récit d’un voyage d’une haute tenue anthropologique et littéraire au cœur du Deep South, dans le delta du Mississippi. Alan Lomax y interroge le processus par lequel les conditions d’existence infligées à la population noire, jadis déportée d’Afrique et parquée en terre américaine fertile et dévoreuse de main-d’œuvre, passée de l’esclavage à l’exploitation salariale inhumaine, ont produit un état d’esprit qui allait trouver son expression dans un style musical singulier dont des épigones du monde entier déclineraient ensuite l’héritage. Chacun sait ce que le rock anglo-saxon doit au blues enfanté dans la douleur sur les rives limoneuses du Mississippi.
L’immense mérite de l’ethnomusicologue américain est de restituer la parole des protagonistes majeurs de cette révolution artistique. À travers un parcours initié dans les années trente aux côtés de son père John A. Lomax, il a interrogé et enregistré de nombreux témoins et acteurs de la naissance du blues et des artistes virtuoses qui pour la plupart étaient méconnus du grand public. Il a reçu très tôt le soutien d’institutions officielles : la Bibliothèque du Congrès dont il sera salarié et qui financera les collectes sonores et l’Université Fisk du Tennessee (« le Princeton des facultés noires ») d’où sont issus les chercheurs afro-américains qui l’accompagneront au début. Les techniques d’enregistrement évoluent et avec elles les possibilités de saisir les performances des artistes ; lesquels peuvent être des fidèles d’une église baptiste « en train de chanter de tout leur cœur, d’improviser des harmonies et de balancer sur un rythme mieux que la meilleure des fanfares de La Nouvelle-Orléans. (…) Maintenant j’étais prêt avec de bons microphones, de bons acétates et un enregistreur professionnel. J’allumai l’amplificateur et j’abaissai l’aiguille sur l’acétate vierge qui tournait ».
Travaux forcés.
Les captations de prestations musicales et de propos autobiographiques constituent un matériau essentiel de l’ouvrage. Elles saisissent ainsi dans cette église le passage du « spiritual » et de l’effervescence débridée des fidèles cherchant la transe, au gospel harmoniquement maîtrisé qui plus tard « devint la “soul”, un nouveau genre noir de ballade pop ». Les portraits de musiciens sont d’une grande richesse ; on y retrouve des constantes – fratrie nombreuse, enfance pauvre et souvent violente, mise au travail précoce, mauvais coups donnés et reçus, emprisonnement, travaux de forçats – sur lesquelles chacun décline son propre itinéraire, sa sensibilité, sa chance, son ouverture au blues (les textes des chansons sont ici retranscrits). On croise ainsi la figure de Robert Johnson, enfant prodige du comté de Tunica, « l’un des deux ou trois grands fondateurs du blues ». Alan Lomax ne rencontrera que sa mère,...
Événement & Grand Fonds Retour aux sources
novembre 2012 | Le Matricule des Anges n°138
| par
Jean Laurenti
Dans cette somme, Alan Lomax (1915-2002) explore la genèse d’un art et d’un style qui depuis un siècle nourrissent la création musicale.
Un livre