0. (Cette chronique intermittente est le journal de lecture du roman de F. Fulmerford, Les 36 Stratagèmes1. Résumé des épisodes précédents : Samuel Tubal, personnage principal, collectionneur de stratagèmes, se rend à son bureau en empruntant le métropolitain.)

1. F. Fulmerford fait avancer son roman avec lenteur, on le lui a beaucoup reproché – c’est parfois une lenteur contemplative, parfois une lenteur de roman policier attaché aux détails (un brin de tabac après l’autre), mais parfois aussi une lenteur sans explication, d’autant plus scandaleuse, comme celle de l’escargot démesuré visible au pied de l’Annonciation peinte par Francesco del Cossa : à savoir lenteur pour elle-même, suivie d’une signature baveuse.

2. Pas d’inquiétude pourtant : d’ici quelques chapitres, Samuel Tubal sera à son poste, au travail : il verra Londres à travers des vitres propres (Annuitants Castle Street au-delà des grandes tours), il exercera d’énigmatiques compétences, soutenues par d’énigmatiques stratagèmes, dans le monde de la finance. Fulmerford évoquera l’habitude d’un collègue de bureau de s’éclaircir la gorge, à chaque coup de fil : délicatesse, politesse, souci d’efficacité (nous sommes dans le monde des investissements : parvenir est un impératif), vieux réflexe primate, reste de courtoisie animale ou signe de non agression2, mais aussi (et c’est beaucoup plus agaçant), hygiénisme, obséquiosité, et manie presque militaire comparable au claquement des talons du subordonné devant un supérieur. Aux yeux de Samuel Tubal, bien sûr, le raclement de gorge est un stratagème – comparable à celui de Sun Tzu : « Si vous êtes dans des lieux glissants, humides, marécageux et malsains, sortez-en le plus vite possible ».

3. Mais nous en parlerons plus tard, comme l’écrivait Charles Dickens3 : pour le moment, page 72, Samuel Tubal se tient toujours en équilibre instable dans une rame du métro, improvisant, tandis qu’il se dandine, une Apologie du Retournement Stratégique. (Se dandiner est dans sa manière : au cours des 36 chapitres de son livre, Fulmerford compare trois fois son personnage à un chiot en feutrine dodelinant de la tête à l’arrière d’une auto, et quatre fois tout de même à Samuel Johnson – un geste de pure courtoisie4.)

4. Au cours de l’épisode précédent, Tubal a déjà passé en revue les retournements du renard rusé, du poisson renard, du bataillon selon Machiavel et de la courtisane selon Alessandro Piccolomini – figures de la pirouette retroussée à quoi s’ajoute celle de César Borgia, au temps de sa redoutable splendeur. Tubal cite maintenant Machiavel : « Borgia se trouvant avec son armée à Nocera feignit d’aller punir Camerino ; se tournant tout à coup vers l’État d’Urbin, il s’en rendit maître en un seul jour, sans peine ». Après la ruse de Borgia, voici la volte-face des troupes de Labienus, massacrant les Gaulois chevelus après avoir fait mine de fuir au-delà du fleuve – puis la volte-face du général Pompée, en Espagne, à peu près comparable, mélange de fausse peur et de vraie cruauté (il faut en croire Frontin, dans son chapitre Des embûches).

5. Pages 76 et 77, Tubal continue d’ajouter ses exemples, toujours en se dandinant, comme si l’oscillation d’un corps permettait l’agencement des idées5 : le hourvari du lièvre d’après la définition d’Émile Littré (« ruse des bêtes qui reviennent à l’endroit d’où elles sont parties et mettent ainsi les chiens en défaut ») ; le retournement de l’archer parthe, tirant ses flèches proverbiales vers l’arrière, tout en fuyant ; le retournement de l’amateur d’art selon le professeur Giorgio Manganelli, qui conseillait de prendre un chef-d’œuvre par surprise, en surgissant par- derrière. Pour finir, le retournement du promeneur selon Eugenio Montale : spontané, imprévu, assez brusque pour surprendre, dans son dos, l’inanité du monde (Fulmerford note que c’est exactement le stratagème adopté par Truman Burbank, interprété par Jim Carrey, dans le film de Peter Weir The Truman Show  : en faisant un demi-tour sec, il prend de court les figurants d’une vaste mise en scène).

6. Page 78, Samuel Tubal cesse de se dandiner samuel-johnsonnement (doctor-johnsonnely) : cette fois, c’est définitif, la rame est arrêtée à quai, plus question de se retourner ni de rebrousser chemin, la marche du négoce à la City étant sans rebroussement possible (et c’est à craindre, sans repentir). Il s’agit maintenant de se rendre à pied jusqu’à l’étage d’une tour en verre, « pour y respirer le parfum des ordinateurs chauds »6.

6 bis  : Si on avait entre les mains un roman plus sérieux, Samuel Tubal se serait rendu à son bureau dans une auto à huit reflets, comme un golden boy. Mais il faut faire avec ce qu’on a (« Le général habile tire partie des circonstances », Sun Tzu, Art de la guerre, p. 56).

Pierre Senges

1 The Thirty-six Stratagems, F. Fulmerford, Londres, 2011.
2 Voir L’impossible dialogue homme-primate, D. Lestel, Paris, 1995.
3 Oliver Twist (chapitre XXXI : La situation devient critique).
4 « Il avait l’habitude de secouer la tête en la faisant trembler, tout en balançant le corps d’arrière en avant et d’avant en arrière », James Boswell, Vie de Samuel Johnson.
5 Ça reste à vérifier.
6 F. Fulmerford, op. cit. p. 78