Elles auraient entre 26 et 74 ans, seraient à la fois fortes et au bord du gouffre, démunies et perverses, à Dunkerque et dans un train, sur un banc et au fond d’une baignoire, invitées et en effraction, suicidaires et volontaires. Les quatorze femmes dont Sébastien Brebel fait le foyer (au sens photographique) de ses nouvelles pourraient n’en constituer qu’une seule. Par quelque bout qu’on la prenne, l’existence ténue de ces « personnages » nous échappe. Et pour cause : le conditionnel, le futur incertain et le douteux présent de l’indicatif, le principe de contradiction et les multiples conjonctions de coordination sont les nerfs d’une écriture qui joue à nouer et dénouer les possibles.
Le plus traditionnel et le moins intéressant de ces procédés est le mode du « Et si… », notamment dans la nouvelle intitulée « Mélancolie », où est envisagée la désagrégation plausible d’une relation de couple non advenue (« Après quinze jours de vie commune, les soucis financiers pointeraient leur nez et nous connaîtrions bientôt l’ennui et l’attentisme peureux des couples désœuvrés »). Le plus troublant et le plus réussi est le mode du « et à la fois », qui brouille les plans du réel et du virtuel, du passé et du futur, et ce par exemple dès l’ouverture de la nouvelle qui donne son nom au recueil : « Elle habite une villa face à la mer et elle doit se rendre à un enterrement. » Par surimpression et juxtaposition, nous est donné à lire un précipité de vie. Sous l’œil d’un narrateur à l’implication variable, se débattent ces femmes, engluées dans le non-temps du fantasme et de l’obsession. C’est peut-être là le côté le plus « Nouveau roman » de La Baie vitrée, dont le titre n’est pas sans rappeler La Jalousie et autres dispositifs visuels à la Robbe-Grillet. Des leitmotive comme la tache d’humidité dans « Infiltration » participent d’une même esthétique du détail qui prend des proportions monstrueuses, de l’invasion du regard et du voyeur. Nombre de nouvelles glissent d’ailleurs dans des rêves-cauchemars, d’étranges visions où il est question d’enfermement (« Une nuit, elle se transformera en lapine blanche, si grosse et si grasse que les barreaux de sa cage lui entreront dans la chair. »), de chutes, de vertiges jusqu’à devenir inquiétantes et suggestives, comme dans « Vie commune », qui a un indéniable parfum ndiayïen d’improbable noyau familial en putréfaction.
La contradiction et les anamorphoses des personnages et des lieux (ici la mer, le maïs, une maison, un destroyer…) régissaient déjà l’univers du précédent roman de Sébastien Brebel, Villa Bunker. La Baie vitrée est touché par un lyrisme (« Tu es ma catastrophe, mon idéal, mon grand rendez-vous. » ou « Elle a des airs de femme fatale, d’infante ou de naufragée. ») qui donne un nouvel et singulier éclairage à son écriture. Mais le regard surplombant du narrateur, le risque de la silhouette et de l’exercice de style peuvent entamer l’enthousiasme du lecteur. Le manque d’humour, aussi, même s’il affleure, parfois, cruel : « On conclura à l’existence d’un phénomène paranormal, réduisant son apparition sur la terre à un influx nerveux dans le cerveau d’un chien borgne traversant une route de campagne. » Comment ne pas ressentir fascination et gêne pour ces femmes mises en abymes ?
Chloé Brendlé
La Baie vitrée
Sébastien Brebel
P.O.L, 152 pages, 13 €
Domaine français Hors champ
juillet 2013 | Le Matricule des Anges n°145
| par
Chloé Brendlé
Un livre
Hors champ
Par
Chloé Brendlé
Le Matricule des Anges n°145
, juillet 2013.