Parce qu’il a honte d’être un homme (cette « maladie mortelle de l’animal »), Pierre Narval, un ancien casque bleu de Bosnie, se terre dans « le quotidien boueux » d’un village de campagne. La gratuité des tueries auxquelles il a assisté en ex-Yougoslavie (meurtres de chats et de chiens errants, d’amants et de proches) l’a frappé en pleine raison. Naufragé du sens, il vivote désormais dans le décor d’un XXe siècle auquel il ne croit plus : « il est là sans être là (…) ne distingue plus l’aurore du crépuscule ». À sa manière, le soldat rescapé a lui aussi succombé à la guerre ; noyé dans un silence post-traumatique à la Lol V. Stein, Pierre Narval est devenu l’ombre de lui-même, « résigné à son ennui et à son aliénation ». Ce sont donc les échos d’un requiem muet que, dans un enchevêtrement de récits et de voix (celle du narrateur, des médias, des morts ou des animaux), Xavier Boissel nous donne à entendre. Musicale, son écriture souligne tout le silence et l’inertie cachés derrière les incessants glapissements contemporains (des tubes de supermarché aux bavardages radiophoniques en trépassant par les hurlements publicitaires). Ce premier roman dépasse alors son sujet initial : Pierre Narval n’est plus seulement ce casque bleu qui nous assène son voyage au bout de la guerre, mais devient aussi le reflet de nos propres jours de fatigue démissionnaire. Ce n’est pas l’autopsie d’une ombre unique qui est ici effectuée : c’est à la fois celle du dépressif contemporain (le « il » aseptisé de la première partie du roman), celle des soldats traumatisés par l’humain (le pluriel de la deuxième partie) et la nôtre, la « silhouette approximative » de l’homme ordinaire (le « tu » de la troisième phase) : « c’est toujours la même histoire », rappelle d’ailleurs Xavier Boissel en exergue.
Dès lors, au final, le retour à la lumière de Pierre Narval (« e il naufragar m’è dolce in questo mare », selon un vers de Leopardi) nous offre aussi la possibilité d’un recommencement : après avoir disparu, observé et lu le monde depuis un nécessaire coin d’obscurité, il s’agirait, ne serait-ce que par l’écriture, « de n’avoir plus honte d’être un homme ».
Blandine Rinkel
Autopsie des ombres
Xavier Boissel
Inculte, 148 pages, 15,90 €
Domaine français Autopsie des ombres
janvier 2014 | Le Matricule des Anges n°149
| par
Blandine Rinkel
Un livre
Par
Blandine Rinkel
Le Matricule des Anges n°149
, janvier 2014.