Contes de fées et de sorcières ? Nouvelles fantastiques ? Cauchemars kafkaïens ? Ces seize courts récits de Ludmila Petrouchevskaïa laissent le lecteur dubitatif – mais charmé, envoûté presque. On croit tout d’abord être en territoire connu : un appartement communautaire de l’ère soviétique, avec ses jalousies et ses ragots, une isba perdue aux confins de la civilisation, sous la neige traîtresse, une mère craignant pour son fils le service militaire et les sévices qu’il devra y endurer… Nous avons lu tout cela déjà ailleurs et croyons savoir de quoi il retourne – mais très vite, au prochain paragraphe ou même au détour d’une phrase, tout bascule, nous ne sentons plus le sol si stable sous nos pieds. Cette femme en manteau noir qui parcourt la ville se dirige vers son suicide, avant qu’une autre femme la rencontre et l’en empêche – mais cette rencontre aura eu lieu en rêve seulement, et ainsi aucune ne mourra. Cette famille qui décide de quitter la ville où le quotidien est devenu trop rude et, comme des « nouveaux Robinsons », s’invente des conditions de survie au milieu des ruines d’un village déserté, devra ensuite fuir des « rescapés » d’on ne sait quel combat ou exode et, plus loin encore, « préparer un nouveau refuge ». « Il était une fois une femme dont le fils s’était pendu » est l’incipit merveilleux et effrayant à la fois d’une autre de ces nouvelles où nous découvrons une mère qui doit s’en remettre à la magie douteuse d’une sorte de chaman ivrogne… L’écriture est précise, comme méticuleuse, dénuée d’effets, et les traductrices parviennent à donner à cette économie toute son efficacité.
Ces personnages sont souvent solitaires, démunis, effacés – on ne doit donc pas s’étonner s’ils passent, sans crier gare, de l’état de vivants presque morts à celui de morts encore quelque peu vivants. Ces fantômes sont peut-être les habitants les plus authentiques de cette Russie dévastée par le vingtième siècle. Souvenons-nous des propos de Stephen Dedalus dans l’Ulysse de Joyce : « L’Histoire est un cauchemar dont j’essaie de me réveiller ». Peut-être ce dialogue a-t-il alors une signification allégorique : « Comment m’échapper ? murmura la fille. Tu peux te réveiller, répondit la femme, mais ça ne fonctionne pas toujours. »
Thierry Cecille
Les Nouveaux Robinsons
Ludmila Petrouchevskaïa
Traduit du russe par Macha Zonina et Aurore Touya,
Christian Bourgois, 187 pages, 15 €
Domaine étranger Les Nouveaux Robinsons
janvier 2014 | Le Matricule des Anges n°149
| par
Thierry Cecille
Un livre
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°149
, janvier 2014.