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Domaine étranger Rembobiner le temps

janvier 2014 | Le Matricule des Anges n°149 | par Sophie Deltin

Le premier ouvrage à être traduit de l’écrivain allemand Peter Kurzeck, maître dans l’art du souvenir et sa transfiguration poétique.

Il vivait entre Uzès et Francfort, et sa participation était très attendue au Festival d’Aix « Lettres d’Europe & d’ailleurs ». Il est mort quelques jours avant, le 25 novembre 2013. Souvent comparé à James Joyce, Marcel Proust et Robert Walser, c’est un grand nom de la littérature allemande, quoique discret dans son pays et quasiment inconnu en France, qui vient de disparaître. Né en 1943 en Bohème, Peter Kurzeck était sans doute trop jeune pour pouvoir se souvenir de tout ce qu’il était en train de perdre ce jour de 1946, lorsqu’il fut forcé comme des millions d’autres Sudètes de Tchécoslovaquie, de quitter sa terre natale et de se réfugier en Allemagne, dans la région de Giessen près de Francfort. Marqué par cette expérience tragique, Peter Kurzeck a voué sa vie au « devoir du souvenir » selon la belle expression de sa traductrice Cécile Wajsbrot. Se jouant des frontières de l’autobiographie, tous les livres de Kurzeck, distingués notamment par le prix Alfred Döblin (1991), se présentent comme un flux de souvenirs, de sensations et d’associations d’idées. « Le présent, ce n’est pas seulement maintenant » : ainsi commence le premier des quatre récits qui composent Un été sans fin et cette phrase peut être lue comme la clef de voûte d’une entreprise littéraire tout entière arc-boutée contre le fleuve abyssal du temps. Car le temps nous est « prélevé » « par virement permanent » et « ce qu’on ne garde pas en tête est perdu à jamais ! ».
Contre cette perte programmée, l’écrivain dispose lui du refuge des mots. Il peut ressusciter jusqu’au menu détail en nommant, car seul nommer fait exister, ou renaître. Écrire pour Kurzeck, ce sera donc recréer des noms, des gestes, des bruits, des atmosphères, des rêves, une époque – tirer de l’obscur de telles présences pour les immortaliser.

Un flux de sensations et d’associations d’idées.

À l’origine d’Un été sans fin, une simple commande d’un magazine alternatif qui au début des années 80 lui avait demandé d’écrire sur le quartier de la gare de Francfort (qui donnera le titre en allemand « Mein Bahnhofsviertel ») alors sur le point d’être détruit avant sa rénovation. Dans ce court recueil – court mais qui une fois paru, inaugura un vaste cycle de récits autobiographiques et poétiques intitulé « Le vieux siècle », gros de 12 volumes, et dont le cinquième fut le dernier à paraître en Allemagne en 2011 – le présent le plus immédiat plonge en réalité dans un autre présent, plus lointain. Été 58 : le narrateur alors âgé de 15 ans, est apprenti boulanger à Giessen, des désirs pleins la tête. Le samedi soir, avec son ami Eckhart, ils font de l’auto-stop pour aller « investir les gains de la semaine dans les nuits, dans la vie ». En cette fin des années 50, la fuite dans la grande ville allemande et les mirages du « miracle économique » naissant prend déjà des allures de « pèlerinage », surtout quand c’est un GI de l’armée d’occupation qui vous embarque dans sa Pontiac ou sa Buick flambant neuve. Une fois arrivés dans le quartier de la gare, les deux compères boivent du whisky, fument des cigarettes, écoutent du blues en regardant passer les dollars et les prostituées : derrière la description teintée d’ironie du Francfort de l’après-guerre, s’élabore une méditation sur la puissance poétique du souvenir. « Les grosses bagnoles les plus récentes avaient des feux arrière si voyants qu’au freinage, toute la rue resplendissait le soir d’une lumière d’un rouge éclatant ; la musique montait sans obstacle au ciel comme une foule de ballons colorés et les vieilles maisons tragiques se dressaient comme de grandioses juke-boxes éblouissants sous un ciel toujours clair (…). Ce soir-là chaque pute brillait d’un éclat sacré avant de redevenir une mince silhouette en jupe courte devant une porte ouverte et d’aller et venir, revenir et brûler dans ta mémoire à jamais – où sont-elles maintenant ? »
Où est-il donc passé, ce temps ? est en effet le lancinant refrain de cette prose incantatoire. Se trouve-t-il quelque part dans « le bric-à-brac de la mémoire », qu’une perception enfouie dans le corps, réveillée par une perception inopinée, pourrait réanimer par pans entiers ? Encore faut-il l’élan suscité par l’écriture même, laquelle s’emploie à remettre en mouvement et à « rembobiner toujours plus loin » les images et les ombres du film de notre vie. Tel est le petit miracle que constitue le « présent » de Kurzeck : s’il débuta cet été-là de sa jeunesse, il commence surtout dans l’écriture et grâce à elle. C’est l’écriture elle-même, l’écriture sur sa propre pente – une prose à la fois vive et minutieuse, souple et dense comme de l’eau – qui jusque dans la résonance et la couleur du mot, enclenche la cinétique sans fin des souvenirs.
De son vivant déjà, on disait que pour savoir lire Kurzeck, il fallait avoir à l’oreille la voix ensorcelante de celui qui eut tant de plaisir à enregistrer sur livres audio ses textes qu’il racontait sans manuscrit, en improvisant. De chair ou d’écriture, il s’agit bien d’entendre la voix de Peter Kurzeck.

Sophie Deltin

Un été sans fin
Peter Kurzeck
Traduit de l’allemand par Cécile Wajsbrot
Diaphanes, 64 pages, 12

Rembobiner le temps Par Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°149 , janvier 2014.
LMDA PDF n°149
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