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Les mains dans la lutte R****

avril 2015 | Le Matricule des Anges n°162 | par Charles Robinson

Avec l’âge et la vue déclinante, il est gagné par le besoin de lire en extérieur. Il préfère la rue, avec une série de bancs selon les heures de la journée. Le matin, il aime la proximité des entrées de métro, il se tient à vingt mètres et observe d’un œil mouillé la presse. Il est attentif aux courses, aux corps empotés par le mauvais réveil. Il fait partie de ceux qui louent le bienfait des téléphones portables, lesquels ont comme démultiplié les fenêtres ouvertes et offrent de nouveaux impromptus sur les intimités et les petites culottes de l’âme. Vers midi, il se déplace et s’installe près d’une terrasse de café. Cela n’a pas toujours été compris par le patron des lieux. Il lui est arrivé de devoir quitter la position. C’est curieux d’être chassé d’un banc public. Vers 16 heures, il approche les magasins. Il a noté quelque part que le terme de flâneur est désormais impropre. On ne flâne plus : on identifie le bon prix, le bon vêtement, la bonne allure, le style adéquat. C’est encore un travail.
Il dit : « La thune. La thune. La thune. »
Avec deux doigts, il forme le geste lent de palper l’air, sur son pouce, de faire rouler les invisibles billets sous l’index, de leur imposer la force noueuse de sa main.
Il a une mallette de cuir, débordant de cahiers, de feuilles cornées et de coupures de presse rangées par grandes classes de problèmes sociaux, et qu’il nomme sa bibliothèque, alors que seuls changent justement les livres jaunis du mois, qu’il vient lire ainsi, depuis ses observatoires, dans la lumière et le bruit du monde.
D’ailleurs il s’est toujours méfié des intellectuels en chambre.
Il dit : « Ces connards. Je les respecte pas. »
Pantalon de treillis clair (le désert dans la ville ?). Chemisette hawaïenne dont les couleurs ont été dévorées par la lessive : elle bâille, mal ajustée et généralement fermée avec un décalage entre boutons et boutonnières, avec des touffes de poils gris (les cactus ?), portée sous un imper jaune. Aux pieds, des baskets flambant neuves, d’un vert bile fluorescent.
Est-ce une allure de clochard revendiquée, militante ? Ou est-ce encore une forme d’armure, de protection ? Est-ce que tout simplement un corps a trouvé là son confort, sa forme à lui, sa forme-charentaises ? Il tire de sa mallette une paire de lunettes en métal, tordues, qu’il chausse lentement, pliant le métal pour qu’il ne vienne pas scier son oreille droite. C’est un geste de raccordement, sa façon d’entrer en contact. On a un problème.
Il n’est pas venu lire. Il a posé ses deux téléphones sur le comptoir. Un vieux modèle à clavier et un smartphone à écran large. Il a acheté la veille une carte prépayée. Il lance un « enculé » vibrant en direction du vendeur, qui s’éloigne, son propre téléphone serré contre l’oreille.
Il dit : « J’achète deux cartes, et il me dit que j’ai pas d’argent ? La thune. La thune. La thune. Il n’y a que ça. Vingt euros : plus encore vingt euros. J’en ai marre de ces gens. Enculé. Toute la journée, ils viennent me chercher. »
En les posant sur le comptoir, il s’est dessaisi des objets du monde. Il a défait les compromissions. Il est à nouveau lui-même, pleinement, c’est-à-dire seul.
Il dit : « Je suis gentil. Mais il ne faut pas me la faire par derrière. »
Il dit : « People are strange… »
Il frappe un grand coup de pied dans sa mallette. Elle glisse et s’abat sur le côté. Les feuilles versent. Sa basket verte pulvérise un livre au sol.
Il dit : « J’ai acheté Internet. Pour mon téléphone… J’en ai besoin là. J’ai besoin d’écouter Jim Morrison… Il me le faut… »
Ça veut dire : maintenant. Il pose sa grande main sur son cœur. Il appuie très fort. Car il le sent battre. Il sait que personne d’autre ne peut sentir la bête. Une bête de concours, racée et vigoureuse, que la société, et les gens, les people are strange, ont coursé à mort.
Il se retourne, cherche dans la queue cette chose précieuse : une face, un visage non détourné, non ulcéré par l’interpellation directe.
Personne ne le regarde. L’agitation, ça ne porte pas au-delà d’un mètre. Pas dans une ville où on prend le métro.
Il dit : « Je voudrais une seringue, remplie de narcotique. Pshiiiittt. J’en ai trop marre. Ils me fatiguent. Les gens. Ils me fatiguent trop. »
Le vendeur revient, enchaîne sur la double carte SIM problématique, la non-reconnaissance de quelque chose, la mise à jour driver (hardware ?), son responsable va revenir de sa pause déjeuner. Invite à attendre. Désigne un coin.
Alors, lui cesse de crier « enculé », et il s’écarte, tandis que les clients qui ont piétiné derrière se ruent sur le comptoir.
Il se pose sur le banc, dans le coin. La tête à hauteur de sacs et de pubis et de vitesse. Il tient dans ses deux mains ses deux téléphones, les factures, les emballages éventrés des cartes, un formulaire et une brochure détaillant le mega deal du mois.
Il retrouve l’observation aux yeux mouillés, à la lisière du monde compliqué : administratif, commercial, technologique, procédurier. Finalement, il n’y a que les emmerdes pour le tirer un moment de sa situation buissonnière.
Peut-être sont-ce les emmerdes qui forment le monde commun, l’espace du politique ?

R**** Par Charles Robinson
Le Matricule des Anges n°162 , avril 2015.
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