On l’a ouvert intriguée par son titre de polar nordique et sa couverture en rupture, un écureuil roux tenant entre ses pattes une pomme de pin invraisemblablement verte. On s’est demandé à quel trésor référait la comptine « Maman les petits bateaux / Qui vont sur l’eau ont-ils des jambes ? », en exergue du roman. D’emblée est mis en place un trio : le Témoin regarde un enfant dans une cour d’école, qui regarde une pomme de pin, qui est regardée par un homme blond. La distance à franchir entre ces différents univers est figurée par deux phrases très simples, « De l’autre côté du grillage, un enfant vient de trouver une pomme de pin verte. D’un vert presque fluorescent, comme si elle venait d’un autre monde. » L’ « autre », en miroir. Ce dispositif spatial est un leurre métaphorique qui sert aussi bien à décrire le piège qui rassemblera bientôt ces individus que la construction narrative, tout en alternance et émiettement de points de vue.
De la tension dramatique dont on comprend vite l’enjeu – un abus de confiance et des actes de pédophilie –, le récit s’ingénie à éloigner l’inexorable résolution. « On parle un peu de Malte ? Si vous le voulez bien… », demande consciencieusement l’institutrice à la mère débordée d’un petit garçon de 5 ans inscrit en section Coccinelle et enclin à balancer les jouets. Ce que pensent les adultes, mais surtout ce que voit Malte, c’est ce que Dans les eaux profondes… restitue le plus souvent avec délicatesse, transformant une conversation anodine sur les jours de la semaine et la perception immédiate des objets en signes, quand bien des romans bavardent en se prenant malgré eux au sérieux. Dans un registre similaire, on avait pu lire Room, d’Emma Donoghue. Ce qui différencie le récit de Sara Lövestam d’un récit trop pathétique ou voyeur, c’est à la fois l’humour et l’art du détour. On croyait qu’il s’agissait d’un roman sur la pédophilie, et voilà surgis un adolescent égaré en maternelle et un bouleversant mais peu conventionnel fantôme. Au lieu de la confrontation simpliste qu’on attendait, on bascule dans une constante mise en abyme existentielle et identitaire. Le premier roman de l’écrivaine s’intitulait déjà, dans la version française parue en 2013 du moins, Différente.
Certes, la trame est parfois cousue de fil blanc (le Témoin est d’ailleurs verbicruciste…), et la romancière sait distiller avec efficacité des indices : « Les fragments sont plus faciles à supporter. Comme des flocons de neige, ils forment un rideau blanchâtre devant les yeux. » Mais la fragmentation ne sert pas seulement à entretenir l’attente du lecteur, elle permet de décrire le fonctionnement à retardement de la conscience et les facettes irréductibles d’une « réalité », aussi sordide paraisse-t-elle. On peut saluer l’énergie de cette fantaisie noire.
Chloé Brendlé
Dans les eaux profondes…
Sara Lövestam
Traduit du suédois par Esther Sermage
Actes Sud, 340 pages, 22,80 €
Domaine étranger Contrechamps
juin 2015 | Le Matricule des Anges n°164
| par
Chloé Brendlé
Sara Lövestam tisse avec suspense et humour les fils dramatiques de personnages brisés par des adultes et des souvenirs.
Un livre
Contrechamps
Par
Chloé Brendlé
Le Matricule des Anges n°164
, juin 2015.