Les gens disparaissent de plus en plus. S’absenter est tout ce qu’ils trouvent pour continuer à vivre, si l’on en croit David Le Breton dans Disparaître de soi. Face à l’obligation qui nous est faite d’être nous-même, nous n’aurions d’autre désir que de nous effacer, lâcher prise, déserter. Devenir insaisissable, perdre son nom, son identité, serait une manière d’échapper à l’individu que nous sommes censés incarner, toujours plus performant, dans cette décomposition du lien social où nous nous découvrons si seuls. Un peu rapide sur les raisons de cette propension que nous aurions aujourd’hui plus qu’hier à la fugue, cet essai inventorie les manières que nous avons de nous quitter dans la dépression, la vitesse sur la route, les jeux d’asphyxie dans la cour de l’école, second life, la transe anorexique ou le binge drinking. Mais lorsqu’il cite Paul Auster ou Fernando Pessoa, c’est pour ne pas dire beaucoup plus que ce que leurs livres disent du désir d’être personne.
Tel n’est pas le cas de Laurent Nunez. Dans Si je m’écorchais vif, celui-ci s’intéresse à trois écrivains qui se sont absentés, dans la fugue avec Rimbaud, l’exil avec Hugo, l’ironie avec Laforgue. Ce qui touche dans ce brillant essai, c’est qu’on lui pressent une actualité. Lorsqu’il évoque l’impossibilité d’une énonciation lyrique chez l’auteur des Châtiments, au moment de cette catastrophe pour lui du coup d’État de Napoléon III, il est difficile de ne pas penser à notre défiance aujourd’hui quant à la parole politique. Au-delà de cet écroulement du logos, le triomphe de Napoléon le petit acte la fin de la place du poète dans la société : « En effet, si le monde social est une fiction (c’est-à-dire : si l’on ne croit plus à cette fiction qu’est le monde social), le rôle du poète dans la société devient une autre fiction, plus fragile encore parce que soumise à la survie de la première. » S’exiler hors de ce monde n’est même plus possible pour Hugo, puisque la Nature est salie par l’Histoire (aujourd’hui plus qu’hier tant il est clair que le changement climatique ne mettra bientôt plus personne à l’abri de la catastrophe), puisque le monde entier est un livre qui ne parle plus que de l’Empereur. Ne reste à l’écrivain qu’à cesser d’être là, hors du présent, dans un court-circuit temporel qui le délie de l’époque, le voue au futur, renvoie sa parole à un lendemain où elle pourrait cesser d’être vaine.
Napoléon III n’a été défait par le poète qu’au prix du renoncement de celui-ci à la poésie : « Hugo était devenu un revenant : quelqu’un qui revient, mais sous une forme fantomale. » Et c’est au fond la littérature qui s’éclipse, sa possibilité d’être possible : revenante dès lors, en ce qu’elle a disparu et en ce qu’elle n’est pas près de disparaître, dirait Laurent Nunez sur le mode joyeusement spectral qui est le sien.
Que sait-on de la fugue de Rimbaud, demande-t-il, sinon rien ? « Fuguer, c’est toujours rejoindre l’Autre. » Mais il n’y a pas d’Autre de l’Autre, disait Lacan. Le sujet supposé savoir reste muet. Restent l’énigme et le manque. Ceux qui savent sont d’ailleurs ceux qui ne savent pas, les vrais fidèles à Rimbaud sont ceux qui ne l’ont pas lu, que le poète imita par anticipation. Ne pas écrire en écrivant, telle fut la vérité de Laforgue, en ce désœuvrement, cette « profondeur vide » où, à sa suite, nous sommes invités à disparaître comme lecteurs.
S’évanouir, conclut David Le Breton, est la condition pour revenir à soi. Laurent Nunez emprunte à Blanchot L’instant de ma mort, ce récit du « bonheur d’être presque fusillé », qui ouvre à une béatitude, une sortie hors du temps, dans une possibilité de mourir sans mourir et la perspective d’un espace purement littéraire, où il ne serait que d’écrire. Mais, nous dit-il, la vie finalement l’emporte. On ne pourra rien raconter de ce moment heureux d’une disparition, et il faudra continuer de vivre et d’écrire. Faire avec et contre la littérature. Se demander quoi écrire aujourd’hui. Ne rien vouloir dire et pourtant dire quelque chose. Ne dire qu’en ne voulant rien dire, ce qui ne veut pas rien dire, ricane le jeune Rimbaud.
Si je m’écorchait vif
Laurent Nunez
Grasset, 196 pages, 18 €
Disparaître de soi
David Le Breton
Métailié, 205 pages, 17 €
Quartier libre Binge drinking pour Rimbaud
juin 2015 | Le Matricule des Anges n°164
| par
Xavier Person
Des livres
Binge drinking pour Rimbaud
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Le Matricule des Anges n°164
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