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Intemporels Vues de l’esprit

juin 2015 | Le Matricule des Anges n°164 | par Didier Garcia

Nicolas Stakhovitch (1958-1994) fait de la pensée le seul protagoniste de son récit. Une sorte d’abstraction pure.

L’élément déclencheur du délire verbal sous lequel Stakhovitch nous propulse et nous abandonne, sans nous laisser la moindre phrase de répit, c’est la mort de Gralph, le genre d’événement qui d’ordinaire permet à un auteur de clore son récit. Pour être tout à fait précis, plus que sa mort c’est le moment où sa nièce l’annonce au narrateur par téléphone, quelques heures à peine avant la sépulture, un narrateur dont Gralph était le « seul vrai ami ». À ce moment-là, nous confie-t-il, avec cette absence de mesure qui le caractérise et qui prête souvent à sourire, « des centaines et des centaines de pensées » se sont abattues sur lui, s’engouffrant dans sa tête « à un rythme galopant, se heurtant les unes aux autres » pour assiéger irrémédiablement son cerveau (et le fait est qu’il restera sous leur emprise jusqu’à la dernière ligne). Des pensées plutôt complexes, pour le moins alambiquées, capables de s’étirer sur plus d’une dizaine de lignes, mais « pleines de tendresse ». La première d’entre elles, et non la moins banale, car véritablement obsédante : que cette nièce lui a menti en affirmant que Gralph était décédé d’un arrêt du cœur, donc « sans conscience et sans souffrance », alors qu’il sait pertinemment que son ami s’est suicidé. Comment le sait-il ? Pour lui, il s’agit d’une évidence : il le sait parce qu’il le pense, ou l’inverse. Et il n’en démordra pas.
Cette conviction va nourrir un premier flot ininterrompu de pensées, ponctué par d’innombrables « pensai-je » (parfois trois par page), jusqu’à l’inhumation de Gralph, au cours de laquelle le narrateur retrouve Anna, sœur du défunt, elle aussi persuadée qu’on lui a caché la vérité (une mort délibérée). Des pensées qui s’agrègent les unes aux autres nous ne savons trop comment, mais qui grossissent au point d’en devenir la seule matière du récit, et de se transformer en certitudes (dans ces pages, penser et savoir, c’est tout un). Ce sont elles qui donnent un sens à la vie de Gralph, elles encore qui la résument à ce qu’elle n’a peut-être jamais été (nous n’en saurons rien) : « un combat sans fin, un combat de tous les jours, tout au long de sa vie, un combat avec lui-même, avec les autres, et, finalement, avec le monde tout entier ».
Peu après la sépulture, Anna et le narrateur fuient le cortège des mystificateurs (autrement dit ceux qui souscrivent à la thèse d’une mort naturelle), et s’autorisent une promenade de plusieurs heures en tournant en rond autour du cimetière (cela laisse du temps pour penser). Anna profite de l’occasion pour lui proposer de s’occuper des aphorismes que son frère a écrits tout au long de sa vie, à raison d’une formule par jour, proposition qu’il s’empresse de décliner, considérant que cela reviendrait à ruiner la pensée aphoristique de son ami. À quoi bon en effet rassembler dans un volume « des centaines et de centaines de papiers en tous genres noircis de son écriture éparpillés à travers tout l’appartement »  ? Toujours est-il qu’à force de penser tout et son contraire il reviendra sur cette décision, se rendant alors chez Anna à Rome, pour tenter d’y lire, y lire et y relire les fameux aphorismes, avec la ferme intention de s’en imprégner, dans une lecture studieuse qui restera à l’état de projet à cause de voisins d’hôtel trop bruyants.
Publié en 1991, Les Aphorismes de Gralph est le seul et unique livre de Nicolas Stakhovitch, un auteur dont nous ne savons rien. Fait d’un seul paragraphe de près de cent pages, c’est un texte qui ressasse, un peu à la manière de ceux de Thomas Bernhard, la méchanceté en moins. Un texte qu’il faut s’autoriser à lire à voix haute, autant pour le plaisir de s’introduire dans cette écriture qui se plaît à étirer ses méandres que pour celui de s’installer dans une pensée qui n’en finit pas de penser, et de nous tenir entre ses griffes, dans un huis clos souvent oppressant mais parfois drôle, notamment lorsque nous voyons cette pensée s’engendrer elle-même, se ramifier dans une arborescence d’une formidable complexité, à partir d’un postulat pourtant sujet à caution (le suicide de Gralph). Une pensée qui ne parvient jamais à se mettre en sommeil, mais qui s’obstine à rester en éveil, comme si elle redoutait de céder au silence, et de voir le château de cartes s’effondrer (nous découvririons peut-être alors que Gralph n’était pas l’ami que le narrateur croyait avoir et, qui sait, qu’Anna n’était pas sa sœur).
Il se peut que ce livre ne nous dise pas autre chose que l’écart qui existe (chaque jour renouvelé) entre ce que nous croyons savoir des autres et ce qu’ils sont réellement. Et notre étonnement, pour ne pas dire notre déception, lorsqu’un événement nous les révèle sous un autre jour, loin de l’idée peut-être fausse dont nous avons toujours eu d’eux, mais qui était l’idée fausse dont nous avions alors besoin.

Didier Garcia

Les Aphorismes de Gralph
Nicolas Stakhovitch
Maurice Nadeau, 104 pages, 12,20

Vues de l’esprit Par Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°164 , juin 2015.
LMDA papier n°164
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