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Domaine étranger Première pierre

février 2016 | Le Matricule des Anges n°170 | par Valérie Nigdélian

Quand le peuple entre dans l’histoire : les voyages de Carlo Levi sur les terres oubliées de Sicile.

Les Mots sont des pierres

Il est parmi les écrivains majeurs de la seconde moitié du xxe siècle en Italie, et l’une des figures phares de l’intellectuel engagé. Poète, romancier, peintre, journaliste et homme politique : on ne connaît pourtant Carlo Levi en France que par Le Christ s’est arrêté à Eboli (1945), que Francesco Rosi adapta au cinéma en 1979 en prêtant à l’écrivain le regard doux et ironique de Gian Maria Volontè. Roman autobiographique de son assignation à résidence dans le sud de la péninsule (en 1935-1936) lorsque le régime fasciste tentait de forcer ses opposants au silence en les reléguant dans le Mezzogiorno, Le Christ… est le récit d’une découverte – celle d’« un monde vraiment inconnu, très loin de ce que nous avons l’habitude de voir et de penser, avec d’autres coutumes, d’autres sentiments et idées, un autre aspect des choses, des terres, des arbres, des maisons… », ainsi que l’écrivait Levi à sa mère deux jours seulement après son arrivée dans le village de Grassano, en Basilicate.
Car contrairement à Pavese par exemple – assigné lui aussi à la même période – qui en ramena un récit intitulé La Prison, Levi renversa cette expérience de confinement en opportunité : de connaissance (d’un monde totalement étranger à ce petit-bourgeois turinois), de dénonciation (d’une misère et d’une injustice noires) et d’accusation (d’une terre abandonnée par les puissants de Rome).
Les Mots sont des pierres (1955), que les éditions Nous publient dans leur belle collection italienne, creusent cette voie, tout en la déplaçant, la radicalisant. Les trois récits qui forment le recueil (1951, 1952 et 1955) racontent un autre Sud – la Sicile –, et l’empreinte du roman s’y fait moins vive alors que le regard journalistique s’y aiguise. On retrouve encore, comme dans Le Christ…, la même fascination pour un Sud immobile, « éternellement patient », que cristallise un paysage solennel et hiératique, somptueux et sauvage, aride et violemment fertilisé par les puissances telluriques, habité hier encore par les dieux : « On raconte qu’un Cyclope est étendu pour l’éternité sous la Sicile, écrasé sous ce poids par vengeance des dieux. Sa bouche se trouve sous l’Etna et lance des flammes de lave, ses épaules sont à Syracuse et au détroit de Messine, ses pieds sous le mont Éryx et, sous le mont San Calogero, ses reins distillent des eaux bénéfiques pour l’éternité. »
Traces des Grecs anciens, lieux où respire une mythologie vivante – des « latifundia nus et désolés » aux terrains « regorgeant de sels, de sucs fertiles et vivifiants », des côtes paradisiaques aux déserts centraux, sous un soleil lent ou une clarté lunaire. Et au milieu de tout cela, les « magnifiques visages d’anges » des enfants au ventre gonflé par la malaria, la « grâce animale et princière » de ceux qui n’ont rien, les « cloaques immondes », la « faim séculaire » : tout un peuple brutalement écrasé par un système féodal et mafieux, renié par l’Histoire et par l’État, plongé dans un archaïsme magique et une épopée intemporelle.
Mais entre le séjour de Levi en Basilicate au milieu des années 1930 et ces voyages réitérés en Sicile au début des années 1950, quelque chose a changé : héritage de la Résistance ? Le Sud s’éveille, doucement. Perturbe le regard jusque-là contemplatif. Ouvre une brèche dans le présent : mythe et chronique s’interpénètrent alors, se nourrissant l’un l’autre. D’abord simplement enregistrées, comme en passant, les luttes paysannes et ouvrières se vissent peu à peu au centre du récit, reconfigurent la trajectoire de Levi et dessinent un autre voyage, cette fois au cœur d’un Sud debout  : à la rencontre d’hommes nouveaux, décidés à construire ici et non plus ailleurs une vie nouvelle, plus juste et plus digne. Dans les mines de soufre de Lercara Friddi, « la fixité paysanne »  ? Non : la grève, la vie, le mouvement, le changement, la passion, la volonté. La joie « d’être entrés dans le fleuve mouvant de l’histoire ». À Adrano, les manifestations ouvrières, réprimées dans le sang. À Maniaci, à Sciara, la longue lutte pour la terre, et ses martyrs réduits au silence par la mafia. Mais dans les paroles de pierre des mères courage, une certitude martelée, « qui sèche les larmes et la rend impitoyable »  : « c’est la Justice. La vraie justice (…) ; ce n’est pas la justice des juges, la justice officielle (…) cette justice-là fait partie de l’injustice des choses ». C’est une certitude morale, et une certitude politique, qui se fonde sur le seul « pouvoir sur lequel on peut s’appuyer, un pouvoir ennemi du pouvoir : le Parti ».
Au moment où tous les Suds de la terre s’éveillent pour changer le cours de l’histoire, cet arrachement violent à l’antique résignation résonne telle une lumineuse bascule – le paradis perdu de nos utopies.
Valérie Nigdélian

Les Mots sont des pierres
De Carlo Levi
Traduit de l’italien par Laura Brignon,
Nous, 176 pages, 18 e

Première pierre Par Valérie Nigdélian
Le Matricule des Anges n°170 , février 2016.
LMDA PDF n°170
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