Limitrophe, il y a plus de dix ans, écrivait : « on ne traverse pas la place. Le chemin qu’il a fallu parcourir, une balafre dans quelque chose de plus grand que le lieu. Le regard de l’idiot (…) ». La tension de la limite, chez Hervé Piekarski, se dessine par le cercle de la place, par l’espace cloisonné de la chambre (d’enfance), ou par celle que le corps retient. Celui qui se tient là ne parle pas, mais ne se tait pas non plus, il est simplement, avec ce « regard d’idiot », jeté dans les métamorphoses de la stupéfaction. Soulevé et saisi, effaré, par quelque chose qui le dépasse de ne pas l’avoir ravagé tout à fait. Cette expérience, on peut la retrouver aussi chez Primo Levi dans son Si c’est un homme lorsqu’il lui donne le nom de zone grise, chez Robert Antelme quand il la décrit dans L’Espèce humaine comme la dernière limite de résistance de la sensibilité face à ce qu’il faut encore nommer l’horreur. Hervé Piekarski l’écrit dans la même commotion de l’être, et dans cet État d’enfance II en radiographie le déchirement. Le sujet, ici, en vient à ne savoir rien retenir, ni à ne rien pouvoir repousser, le monde étant, en face, le lieu d’une aberration destructrice. L’invasion, la dévoration venue du dehors, la perméabilité selon laquelle tout se mélange et se confond, sont les trois cercles d’un enfer où la parole est siphonnée jusqu’à sa congélation. Dégeler les paroles bloquées, comme l’écrivait Rabelais, ce sera la dernière tâche d’une possibilité pour la parole, et dans ce qu’elle rythme d’exister à flot sur l’immensité de la surface des eaux.
Les carrés prosés de Piekarski, titrés « Matera », « Poème pour Constantin Cavafy », « Le poème raconte » et alternés de « Nuit du… », « Matin du… », « Récit du… », ou de dates, font ainsi barrage aux puissances mortifères. Ils cherchent par leur cadrage à contrer les mouvements bivalents et régressifs d’une terre dégondée. Hors de son axe, il reste aux voix rémanentes de chacun de ces blocs à revenir vers elles-mêmes pour témoigner de l’emprise qui les firent errer… et tant. Dans « Il Disegno », par exemple, « Partout. La fin de mon visage dans l’œuvre de partout à la fois la force de ne pouvoir s’en tenir à nulle fixité sinon par un dessin et sa justesse où se découvrent formes comme de simples nœuds d’enfants, se découvrent formes puis s’en délient nos essais de paroles. Une fois encore le savoir demeuré capable de sa propre vérification et de rien d’autre. Manque, très humain et proche de nous sauver ; un ordre définissant nos velléités de fuite et lorsqu’il faudrait se déclarer dans un corps c’est un rythme et simplement lui et l’on découvre dans les traits leur impuissance à vouloir l’imposer ».
Les phrases de Piekarski ont l’art de se retourner contre elles-mêmes comme un gant, et de puiser, dans leur endurance et leur affirmation, l’endroit (l’avancée se maintenant dans sa contradiction) où elles se cassent et s’ouvrent à leur blessure. Cela étant dit, toute la singularité de la voix de Piekarski tient à ce que la douleur (nommée sans détour, la perte de tout savoir comme expédiant), se distribue dans le linéament d’une phrase ramifiée par mille contenus ou impressions. D’une amorce donnée (« Je suis né dans le mouvement… », « Je ne possède l’ampleur… », « La progression saisit l’image… », etc.), la phrase décuple ses visées, cherche ses plans d’attaque. Il s’agit là, dans un « travail de reconduction des densités », de dessiner « l’étanchéité de la lumière morte dans le vent âpre », que « le poème soit le récit de la description, qu’il ne décrive pas. Qu’il couve sous l’image » comme en une germination cellulaire. Si « l’écriture du poème constitue le manque de la parole », c’est que le vide qui est le sien est une pure attente, c’est-à-dire un espace que jamais aucun dessin ne parviendra à rendre isomorphe. Tout se rhizome chez Piekarski (« Que l’espace vienne à manquer prononce le fait qu’il y ait un monde. L’espace se réalise comme emplacement » ou « Le poème parle ses figures »), en un « écheveau d’adhérence formelle et non d’une parole, d’un labyrinthe sans Ariane, d’une surface latente où viendront des lettres ».
Le bruit en cascade de ses phrases, embobinées et débobinées, soustractives et densifiées, fait le chant spécial de cette voi(e) prise par la poésie d’Hervé Piekarski. Qu’elle se dise « état d’enfance » n’est pas anodin, puisque cette voix chantonne contre la peur dans le corps petit (infans) de sensations engouffrées et aveugles. « Aimer profondément un poème, dit-il, ne signifie pas le goûter mais le raccompagner au-delà de son goût dans la panique où la prise de forme a eu lieu ». C’est tout dire de son insomnie et de sa veille constante.
Emmanuel Laugier
L’Etat d’enfance, II d’Hervé Piekarski
Flammarion, 186 pages, 18 €
Poésie Radiographies des cercles
juin 2016 | Le Matricule des Anges n°174
| par
Emmanuel Laugier
Vingt-quatre ans après L’État d’enfance, Hervé Piekarski en donne le second plan de travail, 163 blocs de proses comme autant de ramifications mentales vertigineuses.
Un livre
Radiographies des cercles
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°174
, juin 2016.