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Quartier libre Demain les hommes

novembre 2016 | Le Matricule des Anges n°178 | par Xavier Person

Lettre au dernier grand pingouin

Penser avec Fukushima

Donner sa langue au chat, c’est ce que font les meilleurs livres, qui savent que ce qu’ils ont à dire ils l’ignorent. Qui se doutent bien que le peu qu’ils pourront dire n’est rien au regard de ce qu’il faudrait dire. Donner sa langue au chat, c’est préférer se taire, car c’est à partir d’un certain mutisme qu’il peut s’agir d’écrire, depuis une absence de réponse, pour traverser ce mutisme. Donner sa langue au chat, c’est tenter peut-être de laisser dire à l’animal ce qu’il ne peut pas dire, laisser parler l’animal en nous, attraper quelque chose de ce côté-là, laisser venir. Donner sa langue au chat par défiance de l’humain ? Parler pour celui qui ne peut rien dire ? Parce que parler à un moment ne veut rien dire ? Témoigner pour le témoin car le seul vrai témoin, comme le disait Primo Levi, c’est le naufragé qui a perdu jusqu’à la possibilité de parler, qui savait que ce qu’il vivait n’était pas dicible. Car témoigner, écrit Giorgio Agamben à propos d’Auschwitz, n’est jamais que témoigner de l’impossibilité de témoigner.
Dans Penser avec Fukushima, où se trouvent rassemblées les interventions d’un colloque organisé à Paris en 2014, Philippe Forest nous rappelle à quel point le témoignage est à la fois «  impossible et indispensable  ». Il donne sa langue au chat en citant l’écrivain japonais Uchida Hyakken. Survivant à la dévastation de Tokyo lors de la Seconde Guerre mondiale, celui-ci en avait rendu compte en évoquant comment la disparition de son chat avait pour lui cristallisé l’innommable.
Devant l’étendue du désastre de Fukushima, face aux 18 500 morts, aux 350 000 personnes évacuées dont aujourd’hui plus de 190 000 vivent toujours dans des abris de fortune, face à l’hypocrisie de l’État japonais faisant fi du principe de précaution, face à ce que rapporte Michaël Ferrier, selon qui 8 % du territoire japonais se trouve contaminé à divers degrés par une pollution radioactive qui prendra des dizaines, des centaines ou des milliers d’années avant de se dissiper, face surtout, c’est le plus hallucinant, à l’absence de dimension pédagogique à la catastrophe suite à laquelle, cédant aux puissants lobbying pro-nucléaires, les gouvernements japonais et français ont notamment encouragé un consortium franco-japonais à obtenir la construction de réacteurs dans le nord de la Turquie, sur une zone fortement sismique, face à cela comment ne pas rester sans voix ? Le propre de la vraie littérature, écrit Philippe Forest, consiste à poser des questions et à «  prendre acte du fait qu’elles demeurent sans réponse  ». L’écrivain n’ayant d’autre choix que de donner sa langue au chat, « il n’est pas absurde qu’il reçoive d’un chat sinon une réponse à sa question – puisqu’il n’y en a pas – du moins, en réponse à sa question, l’écho d’un silence seul accordé à la vérité dont il témoigne et pour laquelle il parle. »
Le sort fait aux animaux domestiques abandonnés dans les zones sinistrées à proximité de la centrale de Fukushima, selon Furukawa Hideo, dit bien la rupture du contrat entre les humains et ces animaux qui dépendaient d’eux. Au-delà, elle pointe la responsabilité humaine globale vis-à-vis de la nature.
Donner sa langue au chat, c’est se demander pourquoi écrire, pourquoi parler encore. C’est qu’il faut parler encore et ne pas être entendu toujours. Car la vérité est vaine, comme le sait la meilleure littérature, et même si cela ne sert à rien il faut poursuivre. Et espérer encore. C’est la conclusion de Jean-Luc Porquet dans sa bouleversante Lettre au dernier grand pingouin, lequel fut décimé en 1844 par la bêtise et la cupidité des hommes. Jamais très loin de donner sa langue au chat, l’auteur écrit au Grand Pingouin qui certes ne peut témoigner de son extermination. Il a beau savoir et écrire que près du tiers des espèces sont aujourd’hui en voie de disparition, et ne pas ignorer que nous vivons actuellement la sixième grande extinction, il a beau avec une impeccable lucidité constater ce que l’homme est en train d’infliger à la planète, il n’en a pas moins le courage de conclure avant de donner sa langue au Grand Pingouin : « Ce vieux monde en voie d’extinction est aussi en pleine régénération, de multiples possibles sont encore possibles, et il suffit d’une chanson, c’est-à-dire d’un rien, d’une bulle, de quelques notes et de quelques mots pour nous réaccorder avec le monde, et nous rappeler que rien n’est plus admirable que l’homme. »

P.-S. Sachant que 75 % de l’électricité produite en France est d’origine nucléaire, vous pouvez d’un clic choisir de payer votre électricité à Enercoop qui vous assure 100 % de renouvelable. Ce n’est pas grand-chose mais cela peut être un début.

Penser avec Fukushima
Sous la direction de Christian Doumet et Michaël Ferrier
Éditions Cécile Defaut, 295 pages, 24
Lettre au dernier grand pingouin, de Jean-Luc Porquet
Verticales, 220 pages, 19, 50

Demain les hommes Par Xavier Person
Le Matricule des Anges n°178 , novembre 2016.
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