Chercher la voie de la plus grande résistance » pourrait définir You, la pratique qu’il entend tenir, en 1995, d’écrire un paragraphe par jour, une section par semaine, durant un an. Par ce programme, ou contrainte, Ron Silliman a sans doute voulu éloigner tout ce qui put vider son existence des raisons qu’elle a d’être éprouvée et vécue. You serait ainsi une sorte de discours de la méthode existentiel. Il expose comment faire avec tout ce qui nous environne et y trouver l’angle de vue aigu d’un sens, ouvert, libre, partageable, là où la plupart des événements du monde suffisent à en dissoudre, comme un acide, la possibilité même. Écrire, avec toute la matière du dehors, de la pluie sale, une barre d’uranium enfouie dans un tuyau qui perce la terre, une enseigne clignotante, comme on résisterait à l’écrasement tout en le nommant, autant à la bêtise qu’à l’abrutissement, au chantage de la marchandise qu’à la dépression, à la langue vidée des discours qu’à l’industrie algorithmique, etc. Et ce en se bornant au minimal travail d’ouvrir, de fermer et de rouvrir un carnet, de tailler le crayon, de transférer un fichier texte, de consigner une mémoire vive, commune et parfois méconnue (unfamiliar), ou cachée (hidden), de la vie politique à l’intime, et de former ainsi le grain de la « bande passante du poème ». Celle où est écrit que « La corneille tousse dans le prunier », ou encore ceci, que l’auteur serre dans le carré de sa feuille : « Jeune femme seule, endormie devant la porte d’un cinéma porno abandonné, sans même un sac de couchage. D’où vient le temps du temple ? »
Le mot de résistance est ainsi dans You logé à l’endroit de sa plus discrète tension, dont le choix de la prose, comme prosodie basse (l’oreille tendue vers les sons infra-), élargit le poème, le rend ouvrable à toute digression, à tout croisement de références (temps et temple), mais aussi à ce travail de disjonctions interne que la recherche d’écriture d’une phrase façonne. La corde que passe de main à main You en chacun de ses sujets, les éclairant avec délicatesse, tend le carré prosé de ses paragraphes, comme s’il avait tracé en lui les bandes de chaux d’un terrain de football américain pour y délimiter la complexité des jeux de déplacements. Voilà pour la tenue et la teneur, et voilà comment ça fonctionne : « Sur la photo, je parais petit et distant, d’une opacité impossible. Trempés, ils voient depuis les bandes d’arrêt de l’autoroute leurs voitures brûler sous la pluie battante, bougie magique ». Ailleurs, d’autres routes, des gens en petit vus de loin, reviennent, « le soleil scintille dans la brume, les voitures qui empruntent cette petite route de campagne se réduisent au miroitement terne de leurs phares ». Choses vues, écrans plats de défilés incessants, bouts d’images arrachées à des movies, la lettre de l’alphabet Y fend en deux la lecture de l’interlocuteur X pour que lire soit détendre le « regard jusqu’à le défocaliser pour que les mots aient l’apparence d’un essaim de fourmis à distance, ordonné d’abord, qu’ils errent ensuite, transgressent les marges, et la page ».
La centaine de pages de You, parmi les mille qu’Alphabet (qui rassemble les autres lettres), forme donc une amorce, voire une encoche, dans un projet qui fait signe vers le fameux Maximus de Charles Olson et le A de Louis Zukovsky. Ces deux auteurs de livre-vie furent attentifs, eux aussi, à tout ce qui fait la matière de l’interlocuteur, à commencer par celui qu’est l’écrivain lui-même face au temps où il vit, qu’il regarde, scrute, tentant de prélever l’endroit d’où quelque chose se diffuse, remonte et forme le phrasé spécifique de son poème. Ron Silliman, qui vit depuis plus de quarante ans sur la côte ouest (près de San Francisco) a intégré ce process d’attention et de composition. C’est ce qu’il appelle l’effort de la new sentence, notion déterminante et pivot de ce qui constitua, outre-Atlantique, la famille des poètes appartenant au « language poetry ». Silliman en énoncera les éléments, tels ceux de l’attention aux variations et aux tensions cachées des unités de langage, mais aussi au fait qu’elles soient issues de données communes. Ce que l’on entend clairement dans son grand You, ce « sifflement aux freins du camion poubelle. Des oiseaux rouges et bleus surgissent dans les arbres. Lueur des lucioles ».
Emmanuel Laugier
You, de Ron Silliman
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Martin Richet, Vies Parallèles, 106 pages, 18 €
Poésie Une bande passante
novembre 2016 | Le Matricule des Anges n°178
| par
Emmanuel Laugier
Le premier opus en français de Ron Silliman s’adresse à un interlocuteur tacite que You, le vingt-cinquième livre de son immense Alphabet, ne définit pas, mais laisse libre d’exister entre ses lignes. Saisissant.
Un livre
Une bande passante
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°178
, novembre 2016.