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Traduction Dominique J. Minnegheer

février 2017 | Le Matricule des Anges n°180

Pour mémoire (Argentine 1976-1983), de Susana Romano Sued

Pour mémoire (Argentine 1976-1983)

L’Argentine de la dictature a développé une politique d’éradication des personnes – autour de trente mille – considérées comme des opposants, suivant un plan tenu secret de torture suivie de mise à mort. « Plan systématique » d’extermination reconnu par la justice argentine qui en fit un « crime contre l’humanité ». C’est ce processus vécu depuis l’intérieur des camps que Susana Romano Sued expose dans un livre qui « tord » littéralement sa langue d’écriture. Torsion en écho aux infinies torsions mises en place dans les six cents centres clandestins de détention du régime de J. R. Videla.
« J’entends chœurs de mandibules, claquements et craquements rampant entre souffles mêlés à baves. Fils de salive parfois funestes brillant tissant rayons de lumière, s’unissent râles incessants se développant s’échappant de nombreuses gorges, quarante ou soixante-dix. » Ce qui fascine quand on ouvre le livre, c’est sa beauté formelle, fruit de trente années d’écriture pour traduire ce vécu sans tomber dans le pathétique – l’auteure avait 30 ans quand elle fut arrêtée à Córdoba, province à la répression féroce, et soumise pendant plusieurs semaines à des interrogatoires – tout en créant les conditions d’une poétique du saisissement. Il repose à la fois sur des preuves et témoignages réels et sur un récit savamment agencé qui restitue littérarisées, les sensations acoustiques, visuelles, corporelles des détenues, y compris l’auteure, jusque pendant les séances de torture. Mémoire historique, mémoire individuelle se mêlent. Le texte emprunte une forme tout à fait particulière, résultat des « contraintes d’écriture » employées par S.R. Sued qui comme Georges Perec appartient au courant de la littérature dite formelle. Les plus visibles sont l’absence ou la raréfaction maximale des articles et l’irrégularité extrême de la ponctuation. Ce manque, issu d’une suppression, installe une tension qui amplifie le contenu du récit et traduit le caractère proprement extra-ordinaire, annihilant, de l’épreuve subie. Le texte utilise différentes formes littéraires : mise en fiction, théâtre tragique, poésie, monologues « intérieurs », longue « tirade » qu’est le texte dans son entier, trame horizontale et verticale des dialogues et des pensées intérieures, rappelant l’entassement en croix (kreuzweis) des dépouilles jetées de cette manière dans les fosses communes du régime nazi comme de celui de Videla. C’est aussi un « journal » ici encore désarticulé, composé de bribes de notations laissées par les prisonnières, mises à l’abri dans des cachettes et retrouvées plus tard. « Comment garder en soi suffisamment d’informations précises afin de faire plus tard le récit de l’expérience sans issue ? », fut la question de S.R. Sued dans les camps, ainsi qu’elle me le confiait dans un entretien réalisé à Buenos Aires en 2013. L’appel à ces procédés de mémoire et déjà de création a probablement constitué un puissant instrument de survie. Un autre procédé rhétorique concerne l’apparition des noms propres, qui ne se rapportent qu’aux tortionnaires, les victimes étant traitées anonymement – seuls quelques prénoms apparaissent pour désigner la prisonnière forcée à se prostituer. « Roter », le chef des camps et le maître tout-puissant des protocoles de torture est l’anagramme à une lettre près de « Terror  ». Ces faux noms, les seuls à résonner, opèrent un déplacement qui rend compte du cri, difficilement transposable en littérature, et ici « renversé » ; s’il fait entendre les ordres et les insultes de bourreaux, les cris des victimes semblent rester « inarticulés », non formulés. Une dimension supplémentaire et paradoxale du texte réside dans le fait qu’il nous dit en fin de compte que la seule parole survivante n’est autre que celle des victimes, les bourreaux jugés par la justice argentine n’ayant que peu avoué, peu rapporté de faits qui auraient permis de retrouver les corps de ces milliers de « disparus ».
Nous sommes placés face à un texte extrême, à l’image de l’extrême qu’il relate. Ce qu’a voulu réaliser S.R. Sued est la mise en place d’une situation permettant une expérience esthétique et éthique radicalement différente, apte à transmettre la douleur, à élaborer cette langue de la douleur.
Cette poétique permet de s’engager sur la voie d’une beauté et d’un dire proprement rédempteurs, sublimés. En effet, l’auteur est étymologiquement celui qui augmente l’expérience. S.R. Sued nous donne à vivre une expérience plus individuelle que personnelle. Et parce que le récit est centré sur la personne, amplifie ce qu’elle ressent, il peut toucher toutes les personnes qui ont subi l’expérience des camps. Mais c’est encore un livre qui nous touche, toutes et tous, parce que l’expérience de l’éthique humaine finalement survivante est ce qui nous atteint toutes et tous. Enfin c’est un livre universel. S’il ne pouvait être que clairement situé en Argentine, il nous confronte cependant à des protocoles de torture qui ne sont pas uniques. Ainsi dans la voix de ce texte, c’est la voix de toute humanité torturée qui se fait entendre.
Les procédés de S.R. Sued sont multiples, nous n’avons décrit que les plus saillants ; ils font l’objet d’une description plus ample dans la préface de l’ouvrage.

* Pour mémoire (Argentine 1976-1983)
vient de paraître aux Éditions des femmes-Antoinette Fouque (340 pages, 16 ). Le livre est traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne-Charlotte Chasset et Dominique Jacques Minnegheer. Édition bilingue.

Dominique J. Minnegheer
Le Matricule des Anges n°180 , février 2017.
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