Avec Éternité à coudre, quelque chose s’inachève, dont l’âpreté incisive est à l’image des transes et des blessures, des chants et des sutures qui formaient la trame de Le Troisième (Unes, 2013) et de Sous votre nom (Flammarion, 2015). Entre messe en ruine et tentative de conjuration cérémonielle, ce nouvel opus s’enroule autour de ce qu’il y a d’impossible à dire dans l’expérience d’être. Qu’est-ce une étreinte, un chant coupable ? Que se passe-t-il quand un corps aime, désire, souffre ? Quand le poème veut se faire le témoin de ce qui advient d’une identité quand elle se noue à une autre, ou quand elle cherche à extraire d’un corps vivant un timbre définitif ?
Un livre qui a peut-être sa source dans une phrase – « L’amour est un fanatisme que peu mènent jusqu’à ses ultimes conséquences » – qui revient comme un leitmotiv dans Une odeur humaine (Farrago/Léo Scheer, 2004), le seul récit d’Esther Tellermann. Il semble en tout cas né de ce risque pris, de cette ouverture à l’autre, au paysage qu’il forme, à l’Empire déclassé qu’il porte. « Un jour je voulus / mesurer le poids / d’un homme / l’invention de sa / chair / disperser sa rumeur. / Fallait-il suivre / le nerf / jusqu’à la mémoire / où poussent / de vieux alphabets ? »
Comme si l’amour était cette création, cette forme d’épopée qu’insuffle un en-aller décisif vers des contrées frémissantes, des confins mal circonscrits, des zones laissées en blanc. Une sorte de voyage qui engage dans l’imprévisible, mène à habiter d’autres possibles, conduit à côtoyer la cruauté du monde. Quelque chose opère à l’intérieur de l’être, qui brise ce qui nous enferme dans un contour définitif, ouvre notre cœur, notre corps à l’intrusion d’une présence souveraine. « Cela / qu’on rêve / des bras blancs / des presqu’îles / des silos et des / pierres / tant voulions / herse / éternités à coudre / tant brûlait en nous / l’à-pic. » Mais cette descente en l’autre, cette intensité qui ôte jusqu’à l’usage de soi, obéit à la loi de ce qui fleurit et sombre. De dissonance en trahison s’altère un équilibre, s’annoncent orages et naufrage. Soudain « guerre à nouveau / imprima le chiffre / sur les anneaux / des mondes. »
C’est de cette histoire, se détachant sur la toile de fond de la grande Histoire, – qui demeure le lieu tragique qu’elle a toujours été – que le poème se fait le site souffrant ou plénier. L’ordre des mots épouse le flux des événements, cherche à en saisir la respiration et le chiffre. Et ce, à travers une scansion singulière, faite de suspensions, d’altérations ou de syncopes qui retardent, nuancent, colorent la coulée sonore, donnent à ressentir les vertiges et les à-pics d’une conscience qui se souvient, songe ou pense. « Là où je suis allée / s’inverse / le sommeil / nuits démêlées / m’entaillent et me / respirent ». Par le son et par le rythme, la langue tente d’habiter ce qui de l’instant se dérobe, le concret de toutes les réalités provisoires que modulent les métamorphoses d’une âme, l’urgence du désir, les volutes des tourments ou l’insensé d’un corps qui se met à transcender toutes les frontières, devient littéral, cherche à briller dans chaque éclat de syllabe. Quand tout est perdu, reste le livre et son éternité relative. « N’ai pleuré mais / ai construit / l’histoire / des épaules de gel / des soirs bleuis / des enfers / de papier / des terreurs / remplies de soie. / Levée au monde / je voulais / vous mâcher avec / l’écriture. » C’est ce que fait ce livre qui, à défaut de pouvoir mettre de l’être dans l’éternité, la coud bord à bord avec la solitude.
Richard Blin
Éternité à coudre, d’Esther Tellermann, éditions Unes, 96 pages, 17 €
Poésie Tellermann, l’acide et le chant
février 2017 | Le Matricule des Anges n°180
| par
Richard Blin
Sous les noms, dans l’étreinte ou le revers de la voix, c’est le secret de l’autre et ce jusqu’à l’intenable que ne cesse de poursuivre la poète.
Un livre
Tellermann, l’acide et le chant
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°180
, février 2017.