Qu’est-ce qui transforme une existence en une « vie » ? Qu’est-ce qui la promeut à la dignité du romanesque ? La question ne s’est sans doute pas posée dans l’esprit du narrateur qui, tombé à l’eau alors qu’il était parti seul en mer « pour s’éloigner aussi loin que possible des hommes et de lui-même », va se retrouver « transporté au ciel de la mémoire » et voir défiler, non sa propre existence, mais celle de son père à qui appartient le bateau, et avec qui il a partagé de mémorables parties de pêche. Comme si la perspective de la fin le ramenait au secret des origines, à ce père dont la vie va défiler dans son esprit.
Ce roman vrai de Manuel Cortès rêvé par son fils, s’édifie au fil de 270 tableaux ou séquences qui sont autant d’évocations de figures du père. Une vie diffractée dans le miroir d’une prose donnant à voir et à éprouver une vie commencée en 1923, en Algérie, à Sidi-Bel-Abbès où les parents de Manuel, des Andalous arrivés en Algérie en 1882, tenaient un bar. Une destinée indissociable donc de tout un pan de l’histoire de l’Algérie et de cette communauté composée d’Espagnols, de Juifs, d’Italiens, autrement dit de ces pieds-noirs qui « n’ont existé en tant que tels qu’une fois leur monde disparu », et que l’auteur fait revivre avec un sens aigu du détail vrai et du « génie des lieux ».
En train d’échapper, grâce à une brillante scolarité, aux déterminismes sociaux qui cadenassent les destins individuels, Manuel commençait sa deuxième année de médecine lorsque les Américains débarquèrent en Afrique du Nord. Il s’engage, est enrôlé comme infirmier puis comme médecin auxiliaire avant de participer, au sein des troupes coloniales – où il pratiquera la chirurgie de guerre – à la campagne d’Italie, au débarquement en Provence, à la bataille des Vosges. Jusqu’au jour où, à Mulhouse, il sautera sur une mine. « La guerre est passée sur mon père, elle l’a roulé, secoué, tanné, endurci pour le meilleur et pour le pire ; il s’est laissé porter par elle, comme tant d’autres, jusqu’à ce que le flux s’affaiblisse et le dépose sur la grève. Un bois flotté dont je ne suis qu’une piteuse allégorie. »
Héros de guerre devenu chirurgien en vue, Manuel Cortès était « L’Espagnol qui a réussi », un porte-drapeau de l’intégration. Jusqu’en 1961, moment où tout bascule et où « l’inimaginable advient » avec la rupture, le rapatriement en France et une vie à refaire.
Ces tribulations, ces épisodes où alternent fascination, effroi, enthousiasme, Blas de Roblès en compose une marqueterie riche de détails rêvés ou avérés, de biographèmes, d’anecdotes où les ratés des souvenirs de son père le disputent au refoulement du passé. C’est dire combien ces moments du passé sont recomposés au présent de la remémoration et relèvent d’une écriture trempée d’imaginaire, d’une résurrection du passé non pas tel qu’il fut mais tel qu’il s’invente, et que le « réenchante » la littérature. « Dès qu’on se mêle de raconter, le réel se plie aux exigences de la langue : il n’est qu’une pure fiction que l’écriture invente et recompose. »
Mais ce qui frappe, c’est la façon dont cette vie s’inscrit dans l’épaisseur de la chair du fils, « parce qu’il s’agit d’abord d’entrailles et de terre rouge, d’ivresse de vivre, d’embrasement de l’âme sous la lumière du plein été ». Une emprise physique, une intensité vitale – qui, par-delà les noirs dessous de l’Histoire et ses vérités enfouies – donne au roman sa tension, sa liberté, son souffle et cet effet de présence d’où, « ni pied-noir, ni français ni espagnol », émerge un homme, un vrai.
Richard Blin
Dans l’épaisseur de la chair,
de Jean-Marie Blas de Roblès
Zulma, 384 pages, 20 €
Domaine français L’écart et l’éclat
septembre 2017 | Le Matricule des Anges n°186
| par
Richard Blin
Dans un roman où fiction et souvenirs se confondent – et qui est d’abord un magnifique hommage d’un fils à son père –, Blas de Roblès invite à réfléchir sur l’Histoire telle qu’elle se fait et se défait.
Un livre
L’écart et l’éclat
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°186
, septembre 2017.