La phrase d’Eugenio de Signoribus pourrait être comparée à un bois flotté : poli, lissé, emporté parmi les pierres, ses veines saillent et font le volume sonore de la voix qu’elle renferme. Le poème-bout-de bois se tord donc, ploie, craque parfois, ses nœuds sont des yeux aux aguets, il est simultanément, c’est son don d’ubiquité, sur la rive et charrié par les courants du fleuve. Cette impression revient encore à lire les proses (écrites sur trois décennies) que rassemble en un choix Aucun lieu n’est élémentaire. Il se dégage une unité qui n’est pas seulement prosodique, car les tons et les inflexions de sa phrase se réinventent, diffèrent et s’approfondissent de livre en livre, mais elle est celle d’une parole cherchée, que le poème fait venir, l’offrant comme la face d’un quartz au dehors qui n’en veut pas. Ce bond, dans la façon qu’il a de parier à chaque fois sa propre existence, définit le processus d’exposition de l’écriture d’Eugenio de Signoribus, comment elle fait épreuve d’un dehors toujours plus lointain que toute extériorité, pour reprendre une phrase de Michel Foucault.
Toutefois, ce dehors ne manque pas de s’écrire à partir de la rumeur des journaux imprimés, des nouvelles défilant sur les écrans à la vitesse de vols croisés sur un planisphère numérique d’aéroport international… La préface de Martin Rueff le dit bien : « Nous ne connaissons aucun poète qui sache autant que De Signoribus maintenir un haut degré de vigilance à l’endroit de l’époque et une extrême exigence à l’égard du poème. Il réconcilie l’hermétisme d’un Mallarmé (qu’il reçoit d’Ungaretti) avec les nouvelles de la “gazette” », soit l’actuel JT ou autres réseaux d’information. Les premières proses confirment d’ailleurs très vite que 1°. les lieux sont la plus élémentaire unité, même réduite à quelques cm2, qu’il nous faut penser en termes d’hospitalité ouverte, ou havre de paix imaginable, pour tout vivant ; que 2°. la veille clignotante du poème, petits feux de paille, lampes portatives, lucioles, se doit d’en perpétuer l’utopie à l’endroit même où tout se détruit. Pourtant, s’« il n’y a plus d’espace hors des causes pour le temps qui vient », comme l’écrit en un écho réel Jean-Patrice Courtois à De Signoribus, il faut continuer la veille, activement, ne pas se coucher tôt, et, plus encore, se lever très tôt pour en relever le défi éthique.
Écoutons comment justement cela se lève aux yeux sur la page, dans « Intérieur, de manière », où cet énigmatique « di manera » dit la façon dont chaque chose, et n’importe laquelle, se donne à sa parution, c’est-à-dire vient à elle-même quand elle est libre de le faire : « Les naufragés du déluge diurne cèdent souvent au sommeil du soir, et ils ignorent, dans leurs rêves réparateurs, les difficultés de la traversée nocturne ». La frêle embarcation évoquée (« ogni angolo dell’incerto abitacolo »), coque de noix plutôt que yole devenue un mot presque vide, De Signoribus la dit et la voit s’échouer, depuis « la seconde bande de nuit » jusqu’au ventre de la baleine qui l’avalera avec ses exilés. Mais ce n’est pas de Ninive ni depuis la trahison de Judas que l’adieu se formule comme question d’un avenir chez Signoribus, mais d’ailleurs, des côtes africaines, depuis les migrants auxquels il donne une place certaine (en des pages qui ne cachent pas la cruauté, l’ironie féroce, la fausse pitié). Les marqueurs que sont les dates, les allusions à certains événements, comme les noms, les places de résistances, dont celle des G8 par exemple, Signoribus en parsème ses textes comme de véritables indices temporels de notre ici. Une langue d’une extrême précision, ciselée, savante sans être absconse, mêle ou greffe ces indices à d’autres données (anecdotes, mythes, choses perçues) : là dans la section relevant du récit en rêve (« Sogni »), ici dans le très impressionnant et trop bref « Insistenze » ou encore dans « Colori del sí e del no », dont la « Brève liste avec invocation » dessine sans illusion le viatique du désastre contemporain. Mais si De Signoribus représente la pointe la plus affinée de ce que l’on appelle en Italie l’impregno civile, soit une forme d’engagement non-réductible au militantisme, c’est que « cette voix dans le soir du siècle » a su nommer la « face oblique du monde » (Giorgio Agamben), et oser demander « quelles sont les couleurs qui se coagulent dans la tête des enfants face à ces incompréhensibles offenses ? »
Emmanuel Laugier
Aucun lieu n’est élémentaire (bilingue), d’Eugenio de Signoribus,
traduit de l’italien par Martin Rueff,
Cahiers de l’Hôtel de Galliffet, 169 pages, 16 €
Poésie Dans le ventre de la baleine
octobre 2017 | Le Matricule des Anges n°187
| par
Emmanuel Laugier
Quatrième opus traduit de l’un des poètes les plus influents des lettres italiennes après son aîné Zanzotto, Aucun lieu n’est élémentaire rassemble des proses brèves, véritable veille acérée du poème face au monde.
Un livre
Dans le ventre de la baleine
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°187
, octobre 2017.