Bouche creusée est un monologue, à peine oxygéné par les pauses des chapitres, d’une femme fébrile et sous le choc. Elle s’adresse à lui, cet homme brusquement tombé dans la folie, malmené par ses pairs. Tout a commencé la veille, au marché, « quand vous êtes tombé et que personne ne vous a relevé ». Et voilà qu’aujourd’hui elle observe son voisin dehors, qui dévore son gazon. Comment analyser une telle déchéance, brutale et irrémédiable ? Comment expliquer l’impensable violence des uns et des autres qui se déchaîne, face à cette anormalité ?
Immédiatement, le lecteur a l’intuition, en découvrant cette scène initiale, d’un drame en devenir, « qui nous anéantira, qui remettra en question toute notre vie en commun ». Tandis que chacun est à ses fenêtres, dans une position de voyeur tantôt dégoûté, tantôt moqueur, l’homme se vautre dans la boue, éclate en rires déments, saute dans un trou. Derrière leurs vitres, les voisins forment une masse froide et inquiétante. Le « vous » s’oppose au « nous », le particulier à l’ensemble, la folie à la terreur. Qu’est-ce qui pourrait expliquer une telle situation, sinon un malencontreux « grain de sable qui enraye la machine, (un) caillou dans la chaussure », bref, une anomalie dans le cerveau ?
La narratrice dissèque le passé, remontant à la mort tragique d’un jeune cordiste, aux bruits malveillants qui s’ensuivirent, et à la vengeance hâtive qui se précise. Tout est allé si vite : « entre la sortie des maternelles à 16h20 et celle des primaires dix minutes après, vous devenez meurtrier ». La dégringolade de l’homme, qui se fait abandonner par ses proches et rejeter du village, est tout aussi fulgurante.
En effet, ce que nous donne à voir Valérie Cibot n’est rien de moins qu’un lynchage collectif, dans tout ce qu’il a de plus atroce. Son récit, qui s’ouvre sur une citation de Beckett comparant les hommes à des termites, nous touche aux endroits sensibles. Dans la veine de Molloy ou de Malone meurt, pétris de malaise et de vide relationnel abyssaux, il illustre avec une clarté déroutante notre indifférence honteuse, nos angoisses égoïstes et notre frigidité maladive. Ses villageois, que l’on pourrait aisément imaginer n’avoir jamais franchi les frontières de leur pâté de maisons, ne nous sont pas absolument étrangers. La voix qui témoigne le souligne bien : « Je partage, je prends ma part et je laisse celle des autres, je coupe le tas de galets en plusieurs tas de cailloux, je ne suis pas obligée de tout emporter ». Car l’inaction et la passivité sont presque aussi condamnables que le rejet, et le crime d’un seul entache tout son entourage. Bouche creusée rappelle donc avec force l’urgence de la responsabilité individuelle, avant que ce soit « nous tous ici qui (versions) dans la folie ».
Camille Cloarec
Bouche creusée, de Valérie Cibot
Inculte, 128 pages, 14,90 €
Domaine français Mal vu mal dit
février 2018 | Le Matricule des Anges n°190
| par
Camille Cloarec
Un premier roman coup de poing de Valérie Cibot sur la peur de la différence et les travers de la collectivité.
Un livre
Mal vu mal dit
Par
Camille Cloarec
Le Matricule des Anges n°190
, février 2018.