Le Texte à l’épreuve de la folie et de la littérature
Des fous et des hommes : avant l’art brut : L’Art chez les fous : le dessin, la prose, la poésie
Depuis qu’André Blavier a ressuscité ses Fous littéraires pour en produire une édition enrichie (Cendres, 2001), depuis que l’art brut fascine collectionneurs et critiques d’art, on sent que frétille chez les lecteurs les plus intrépides un petit poisson de curiosité. Jusqu’à l’université qui diligente des études sur les « hétéroclites ». En somme, les écrits ineptes et les projets littéraires brumeux attirent comme la folie d’Artaud ou la perversité de Sade excitent. À champ nouveau, cultivateurs neufs et pleins d’entrain. De rares lecteurs entament ainsi leur plongée dans les univers de Fulme Cotton, Jean-Pierre Brisset, Paulin Gagne ou Auguste Boncors, le « poète impérial » de Rostrenen, et découvrent autant de possibles de la rhétorique et de l’agencement des notions. D’autant qu’à trop pratiquer les jeux de l’Oulipo – institution contigue – on peut finir brindezingue ou adepte de Oui-Oui – le barnum vient d’être d’ailleurs dénoncé avec beaucoup d’aigreur par Jacques Roubaud qui renie dans son essai autobiographique, Peut-être ou La nuit de dimanche (Seuil) les travaux de l’Ouvroir d’infantilités inutiles.
Avec beaucoup d’obstination et une santé mentale à toute épreuve, Marc Décimo et son compère québécois Tanka G. Tremblay se sont lancés après plusieurs publications d’exploration du domaine de la folie littéraire – des limites formelles de la santé littéraire, si l’on peut dire – dans une nouvelle réflexion synthétique sur le sujet où sont évoqués les cas cliniques de quelques patachons bien tapés et, corrélat, les conséquences éventuelles de leurs interventions dans le domaine littéraire sur la course (folle elle-même) de la littérature (générale). Imagine-t-on par exemple Charles Nodier produire son histoire des sept châteaux dont le formalisme et la fantaisie sont caractéristiques, sans qu’il ait eu accès à quelques portes cachées de la demeure d’un Barbe-bleue des idées saines ? Excellent bibliographe, on ne serait pas étonné que sa fréquentation des écrits de Bluet d’Arbères ou d’autres aient eu un impact sur ses capacités imaginatives. Mais qu’en est-il des pré-oulipiens, par exemple ? Sont-ils des artistes novateurs ou bien la simple illustration de la tendance humaine à se fabriquer des colifichets, des trucs et des machins pour la simple raison qu’on s’ennuie et que les autres n’en ont pas d’identiques ?
Roger Caillois, dans sa Babel, évoquait ce qui parfois nous fascine : « La profondeur, quand on traite de l’homme, c’est de le comprendre dans sa plus vaste ouverture, sans rien négliger de ses ombres ni de ses lumières. Elle ne commence pas au niveau du sol comme celle des puits ou des égouts. Quelle déprime de l’estimer tout entière souterraine ! (…) Il est victime d’une illusion grossière, celui qui la situe de confiance dans l’instinct et dans les viscères, dans la démence ou dans la frénésie ». Au même titre qu’autrefois les dits des pythies ou les divinations des mages, le fou (littéraire ou graphique) a endossé le rôle de celui qui sait sans savoir, de celui qui devine. Et c’est exactement ce qu’on lui demande lorsque les trouvailles de l’artiste « sain » nous laissent de marbre, question d’époque. Reste que la posologie est à surveiller de près. On en connaît (de l’Oulipo) qui ne sont toujours pas redescendus. À noter encore que Marc Décimo a eu la bonne idée de rendre dans un collectif consacré aux antériorités de l’art brut, l’essai fondateur où sont exposées les prémices de l’art psychopathologique tels que décelés par les psychiatres Auguste Marie ou Marcel Réja dans L’Art chez les fous (Mercure de France, 1907), un livre qui conduit assez directement avec les travaux de Hans Prinzhorn à la définition de l’art brut par Jean Dubuffet (1945). Voici venue l’heure de l’art par tous, pour tous, près de chez nous. Gare aux hommes en blancs.
Éric Dussert
Le Texte à l’épreuve de la folie et de la littérature, de Marc Décimo et Tanka G. Tremblay, Les Presses du réel, 608 pages, 42 €, et Des fous et des hommes avant l’art brut suivi de l’essai de Marcel Réja : L’Art chez les fous, Les Presses du réel,
480 pages, 35 €