Europe N°1069 (Georges Didi-Huberman, James Sacré)

Le dossier que consacre Europe à Georges Didi-Huberman, philosophe-penseur des images (de toutes celles que produit la création, de la peinture à la littérature en passant par la danse, etc.), est suivi, il faut le signaler, de deux poètes français : James Sacré, dont Yann Mirallès déplie la notion de reprise (donc celle aussi de montage), et Véronique Pittolo dont le premier livre (Montage, 1992) rejoint ses Histoire(s) de l’art où la figure de Piero de la Francesca, centrale, recoupe celle de la coloration d’un ciel saisi par un polaroïd… Le rapport entre les démarches de la création étant congruent, on pourra joyeusement aller et venir entre celle des un.e.s et le processus d’approche analytique qu’a fortiori il faut reconnaître à l’œuvre de Georges Didi-Huberman. Celui-ci, en effet, Muriel Pic en précise bien les mouvements dialectiques, jusqu’à montrer combien la question « du montage (constitue) une méthodologie à part entière ».
Ses livres ont en effet renouvelé et dynamisé, comme ils ont conceptualisé de façon inédite, cette pensée de la modernité, du fragment à l’agencement des matériaux et des documents. Toutefois, si Didi-Huberman en suit les déploiements multiples, il vise surtout à révéler ses apparitions invues et insoupçonnées, hors de toutes chronologies établies. C’est depuis cet angle mort – avec L’Invention de l’hystérie (1982), qui interroge à partir de Charcot et de la documentation photographique de l’hystérie, les symptômes d’une critique de la clinique, et Ce que nous voyons, ce qui nous regarde (1992) –, que ce paradigme s’ouvre à ses dimensions vertigineuses et cycloniques (jusqu’au cap de Images malgré tout).
Mais cet art de l’agencement appelle à lui le voisinage d’autres forces, rémanentes, impures, sauvages, les tressant autant aux logiques des « phasmes », des « survivances », des « étoilements », qu’à celles de « solitudes » plurielles. Il ne faut pas croire que l’esseulement soit exclu de la réflexion de Georges Didi-Huberman. Bien au contraire, il est un antidote radical à la bonté béate du partage, ainsi qu’une critique nécessaire à celle, supposée (et bien facile) dont la démocratie se réclame. Ses livres, de l’urgent Passer, quoi qu’il en coûte, dont la figure du migrant est centrale, à l’impressionnant travail en six volumes de L’Œil de l’histoire en sont les démonstrations pas à pas tenues. Et ce parce que s’y pense d’abord la rage des soulèvements (que M. Macé scrute à travers Survivance des lucioles), comme l’élaboration de la figure du danseur solitaire que nous devons tous inventer en nous.
Les essais de Didi-Hubermann inventent ce gai savoir. Leur armature philologique y forme des incitations vives et revigorantes à réfléchir sur la façon dont le(s) passé(s) réveille(nt) notre présent. S’il s’attache donc aux « modalités marginales de la représentation », et de ce qui fait image y compris dans toute trace écrite, c’est pour chercher sous leurs « lisibilités » des forces d’« apparition », « terme où il faut entendre ici à la fois la hantise du refoulé, le fantomatique, et le procédé photographique qui fait advenir l’image latente » (M. Pic). Ces trois axes forment le centre du cyclone des volumes de L’Œil de l’histoire, que chacun repose et élargit pour y « esquisser une anthropologie du regard et de l’imagination ». On verra comment ces jeux d’articulation se construisent, des « cris remplis de peinture goudronneuse » du dernier Goya à l’iconographie de la Salpêtrière, jusqu’aux études que E. Jorge de Oliveira et A. Cloarec consacrent à l’exposition Soulèvements qu’organisa l’historien au Jeu de Paume (Paris), ou encore par l’écriture de huit images certaines d’une autre histoire de l’art (M. Alphant).
Emmanuel Laugier
Europe N°1069, 379 pages, 20 €