Apulée N°3 (guerre et la paix)

La Méditerranée, aujourd’hui, est bien différente de cette Mare nostrum qu’elle fut jadis, aux temps aventureux d’Ulysse, de l’Empire romain, ou de ces époques fastes que scruta Braudel. Loin d’être un espace d’échange également partagé par ses riverains, elle n’est plus, au mieux, que rivages bétonnés et bondés, ou, bien pire, cimetière de corps fugitifs, d’exilés désespérés. La revue Apulée, dirigée par l’écrivain Hubert Haddad, s’entête pourtant à demeurer « attentive aux œuvres vives du Maghreb et de la Méditerranée, de l’Afrique et au-delà (…) aux voix nouvelles, lointaines ou proches ». Lucius, le héros du roman d’Apulée (Les Métamorphoses, ou L’Âne d’or), eut à connaître, durant son voyage initiatique, bien des péripéties – mais leur issue en fut heureuse. Ce n’est pas ce qui advient le plus souvent dans les récits, poèmes, essais rassemblés ici sous la thématique, malheureusement d’actualité, choisie pour cette troisième livraison : La guerre et la paix.
Les guerres civiles, la tyrannie, le fanatisme, la pauvreté, l’exil, voici quelques figures du Mal que tentent d’affronter, chacun à sa manière, les écrivains ici réunis – et il faut prendre le temps de se plonger dans ces centaines de pages, d’y entendre le fracas des armes ou les cris des torturés, d’y respirer la poussière des villes bombardées, mais aussi le parfum persistant d’une fleur qui s’entête à pousser dans les ruines ou des épices des plats encore partagés. Les sentiers esquissés ou parcourus ici sont multiples, les voix ont des accents divers, de l’imprécation à la nostalgie, de l’humour à la prophétie. Jean-Marie Blas de Roblès, ainsi, ose nous inciter avec force à « exécrer L’Iliade », car il y voit battre le « cœur noir » de l’homme, du guerrier qui se livre au pillage et à l’extermination de l’anniversaire. Beata Umubyeyi-Mairesse, dans une nouvelle au titre à peine ironique, « La civilisation », imagine, dans un futur proche, un Rwanda qui, pansant les plaies du génocide, adopte des vieillards européens qui fuient leurs pays et viennent ainsi en quelque sorte monnayer leur passé. Un beau poème d’Amin Khan offre des variations sur cette antienne que reprenaient en chœur, depuis des siècles, les vengeurs, mais qu’entonnent aussi aujourd’hui ceux qui se lancent dans des guerres qu’ils disent préventives : « Il faut détruire Carthage ».
Des dossiers s’intéressent plus particulièrement à des écrivains qui vécurent au cœur de cet espace méditerranéen et à certaines des questions qu’ils durent y affronter. Nous (re)découvrons ainsi comment Camus pensa le « paradoxe terroriste », comment il réfléchit, en parallèle, aux victimes des attentats durant la guerre d’Algérie et à la violence presque innocente de ces Justes que furent certains terroristes russes contre l’oppression tsariste. Nous retrouvons la figure solaire de Jean Sénac, se voulant jusqu’au bout, jusqu’à la mort, « algérien européen », et son destin ici rapproché de celui d’un autre martyr-vigie, Pasolini. Des photographies et des poèmes de Madeleine Riffaud nous permettent aussi de la suivre dans sa découverte de cette Algérie encore française mais qui voulait déjà devenir algérienne. Le visage d’une vieille femme se prenant la tête dans les mains à l’annonce d’on ne sait quel malheur vient alors en regard d’une très simple et très belle « Chanson pour les Aurès » où l’on entend la voix des opprimés et révoltés, d’hier et d’aujourd’hui : « Nous délierons de l’esclavage / Notre amour, nos ruisseaux, nos champs / Déchirant le linceul des âges / Avec nos dents. »
Thierry Cecille
Apulée N°3 (La guerre et la paix)
Zulma, 447 pages, 28 €