Laurent Gaudé a écrit Et les colosses tomberont pour quinze élèves de la promotion 2018 du Conservatoire national supérieur d’Art dramatique de Paris. L’auteur précise : « Au cœur de la pièce, il y a la foule. Les hommes et les femmes qui descendent dans la rue et crient leur colère. Parfois, des personnages apparaissent, à l’occasion d’une scène ou le temps d’un dialogue. La trajectoire de certains se dessine. Parfois, c’est autre chose qui parle. Appelons cela “les gens”, ou “le chœur”. On inventera le découpage textuel qui est le plus à même de faire entendre cette voix collective, qui un jour, soudain, fait récit, parce qu’elle prend la parole. Qui parle ? C’est le peuple. C’est l’Histoire. » L’Histoire en question c’est celle des révolutions arabes des années 2010 et 2011. Un texte très politique donc. Laurent Gaudé essaie de capter « comment ça commence… Comment ça prend – comme on le dit d’un incendie. Comment ça grandit, cette chose, dans la rue, de bouche en bouche. » Ainsi, les premières séquences racontent ce qui a poussé Mohamed Bouazizi, vendeur de fruits et de légumes en Tunisie, à s’immoler par le feu après que toute sa marchandise lui fut confisquée. Puis comment le nom de Mohamed Bouazizi est devenu le symbole de la colère de tout un peuple.
L’auteur se demande ensuite « Comment ça saute les frontières, grandit, s’étend, mois après mois, transformant les pays en jeu de quilles… Tunisie, Égypte, Libye, Yémen, Syrie, Maroc, Bahreïn, Comment ça court, si grand et si commun à tant de gens… Est-ce que c’est possible une foule de sept pays ? Est-ce que c’est possible sept peuples qui poussent le même cri ? »
Laurent Gaudé redonne la parole à ceux qui en sont privés, toute une foule déboule sur scène. La beauté du texte réside dans la force de cette parole, dans cette langue chorale à proférer à de multiples bouches. Voilà un texte qui redonne tout leur poids aux mots. Comme cette injonction : Dégage !, que le fonctionnaire jette à la figure de Mohamed Bouazizi lorsque ce dernier cherche à récupérer sa marchandise. « Ce mot que tout le monde connaît, fait pour marquer la frontière entre ceux qui ont un pouvoir, même petit, même dérisoire, et les autres, entre ceux qui peuvent accepter, tolérer ou refuser, et ceux qui n’ont d’autre choix que de baisser la tête, ce mot tant entendu, auquel personne ne répond jamais parce qu’il n’est dit qu’à ceux qui ne peuvent pas répondre : “Dégage”. » Ce mot va se retourner. Erhal ! Dégage, va devenir l’un des slogans de la révolution, mais cette fois-ci, il va être adressé aux puissants, Erhal !, Ben Ali, dégage ! Moubarak, dégage ! Kadhafi, dégage ! Saleh, dégage ! « Ce que nous trouvons insupportable, Ce sont leurs mots, Inchangés, vieux et sûrs d’eux mêmes » s’exclame le chœur. Évoquant comment le langage est manipulé, lorsqu’il est fait état de troubles pour ne pas parler de soulèvement ou de révolution et de casseurs pour ne pas dire la jeunesse révoltée.
À la fin de la pièce, Laurent Gaudé s’interroge sur ce qui subsiste de cette révolution, après la répression féroce en Libye et en Syrie, ou les récupérations et les désillusions. « “Tout ça pour ça”, disent déjà certains d’entre vous, Mais quand même : Vous avez été libres. Pas de naissance, pas d’évidence, mais de combat. Il faudra raconter cela : La joie indestructible. Avoir senti l’Histoire. (…) Les mots, dorénavant, vous les connaissez. Ils sont en vous, ne vous quitteront plus. Prononcez les encore. Murmurez les à vos enfants. Répétez les sans cesse. Ils sont en vous. Vous les avez gagnés. De haute lutte. Il faudra les dire. Car le monde en a besoin, Sans cesse, Comme un souffle de vie, de rage, de jeunesse et d’esprit. »
L. Cazaux
Et les colosses tomberont,
de Laurent Gaudé
Actes Sud-Papiers, 56 pages, 12 €
Théâtre Les mots de la révolution
juin 2018 | Le Matricule des Anges n°194
| par
Laurence Cazaux
Laurent Gaudé met en voix le soulèvement des opprimés.
Un livre
Les mots de la révolution
Par
Laurence Cazaux
Le Matricule des Anges n°194
, juin 2018.