Ce qu’il y a de bien, avec la littérature américaine des « grands espaces », c’est qu’on y reconnaît instantanément quelque chose qui nous est familier, bien que culturellement lointain. C’est la même odeur d’asphalte et de poussière mouillée qui flotte autour de David Lynch, la densité limite aphasique des personnages filmés par Jim Jarmusch, presque chamaniques, parfois parfumés au bourbon, qu’on retrouve aussi dans certaines pages de Jim Harrison ou de James Welch. Les paysages et les personnages qui peuplent les nouvelles de Chris Offutt ont cette saveur-là : ils sont authentiques. On leur pardonnerait presque tout le reste. D’être crasseux, incultes et hostiles pour les uns, incessamment ivres, bêtement armés jusqu’aux dents pour les autres, engoncés dans une ignorance un peu méchante qui semble se transmettre de père en fils comme un héritage défensif, histoire de tenir le coup dans ces territoires déshérités où ne pousse que la bluegrass. Car le Kentucky, aujourd’hui encore, il faut s’accrocher pour y survivre. Entre les coyotes faméliques, les morsures venimeuses des mocassins à tête cuivrée, les superstitions saugrenues qui ont toujours force de loi et les effets paroxystiques (violence ou léthargie) du bourbon de contrebande, le moonshine, « la vie des hommes s’écoulait par à-coups de travail et de boisson, avec une mort rapide, tandis que les femmes s’étiolaient dans un mouvement lent et continu, telle la berge d’une rivière sur un méandre sinueux ».
Ici on règle ses comptes au fusil de chasse, « l’index glissé sous l’aisselle afin de le garder au chaud pour la gâchette », quitte à passer des heures à guetter, accroupi dans les broussailles enneigées, car la bagarre ne suffit pas : « Vu comme on fonctionne par ici, je ne pouvais pas me contenter de me battre. Parfois, des types attendent une année avant d’abattre un chien pour se venger de son propriétaire. » Les enfants deviennent vite des hommes, endurcis par la cruauté banale du quotidien. La figure paternelle est souvent, ici, la pierre angulaire. Il y a Old Bob, « les jambes arquées par dix années passées à essayer de se tenir droit en étant soûl », et son fils Bobby le Flaireur au destin tragique. Il y a ce gosse qui fera la connaissance de son grand-père lors d’une journée initiatique au cœur de la forêt, guidé par un cerf à travers les pacaniers, les érables à sucre et les arbres de Judée. Et Junior, dont le père est sorti de la route à 140 km/h et a percuté un cheval : « Un arbre bloquait le S du panneau SHELL, si bien qu’il a lu HELL à la place. Papa dit qu’il a vu ces grosses lettres rouges et qu’il a su tout de suite qu’il était mort et qu’il était allé en enfer, où tout le monde disait qu’il finirait de toute façon. »
Né en 1956 dans un patelin du Kentucky (« un code postal muni d’un petit ruisseau »), Chris Offutt prouve avec ce premier recueil de nouvelles, paru aux USA en 1992, qu’il ne se cantonne pas au genre du polar, qu’il a abondamment pratiqué. Son écriture est paysagée et sa sensibilité proche de celle des auteurs dits « du Montana », adeptes du nature writing – il revendique en outre une certaine filiation avec Flannery O’Connor, James Crumley et, par-dessus tout, Martin Eden en figure totémique. Offutt décrypte avec une ironie mordante et une tendresse filiale le quotidien de ces hommes de la working class pour lesquels tout rêve de réussite représente à la fois une infraction sociale aux règles tacites de la communauté, un indice de soumission à un pouvoir fédéral qui les laisse sur le bas-côté, et le signe d’un orgueil mal placé, celui de ne pas vouloir ressembler aux autres. Certains, malgré tout, s’acharnent à rêver (et l’on parie que ce fut le cas de l’auteur, qui parvint à s’arracher au Kentucky et voyagea en stop jusqu’à la grande ville, New York), tel ce gamin qui s’obstine à vouloir passer son certificat d’études, sous les sarcasmes de tous, y compris du pasteur (« La sciure »). D’autres, la majorité, resteront prisonniers consentants. Et n’en seront peut-être pas plus malheureux que les autres. Dans « Dernier quartier », il est dit que lorsqu’un homme est cerné par un puma affamé, c’est sur l’homme qu’un véritable ami doit tirer. Question de bon sens. Les héros de Chris Offutt vont à l’essentiel, pour ainsi dire, en faisant autant que possible l’économie des mots et des moyens, craignant les esprits de la colline mais insensibles à toute autre forme de peur : « Avant j’avais peur du noir, jusqu’à ce que papa me dise que c’est pareil que le jour, sauf que l’air est d’une autre couleur. »
Avec cette virée en neuf étapes dans l’État le mieux armé des USA (134 armes à feu pour 100 habitants, chiffre impressionnant puisque pour le numéro 2, l’Utah, on tombe à 30 armes pour 100 habitants), Offutt nous permet de cerner un peu mieux quelques-uns des nombreux paradoxes de ce pays-continent.
Camille Decisier
Kentucky Straight, de Chris Offutt
Traduit de l’américain par Anatole Pons
Gallmeister, 164 pages, 8,30 €
Poches On the rocks
juin 2018 | Le Matricule des Anges n°194
| par
Camille Decisier
Distilleries clandestines, forêts profondes et armes à feu : Chris Offutt nous ouvre les portes de son Kentucky natal.
Un livre
On the rocks
Par
Camille Decisier
Le Matricule des Anges n°194
, juin 2018.