Les éditions Théâtrales poursuivent la publication des œuvres complètes d’Hanokh Levin, le trublion de la scène théâtrale israélienne, mort en 1999 après avoir passé une grande partie de sa vie à dénoncer les travers et la petitesse de la société israélienne. Artiste engagé contre la guerre, contre l’occupation des territoires palestiniens, et pour une liberté totale d’expression, son œuvre, très importante, aborde des genres et des styles différents, mais toujours servis par une langue sacrément corrosive. Avec ce septième volume, sous-titré « Tragédies sanglantes », c’est l’intérêt d’Hanokh Levin pour les mythologies que l’on découvre. Trois textes, écrits à des périodes différentes mais qui pourraient constituer trois épisodes d’une même histoire, tant les thèmes, les personnages et les propos sont proches. Trois histoires d’eunuques, d’enfant trouvé, de pouvoir déchu, de défécation et d’humour noir.
L’Empereur, d’après Ion d’Euripide, met en scène trois eunuques formant une sorte de chœur qui raconte, commente, plaisante et se plaint souvent : l’un souffre de la goutte, l’autre d’hémorroïdes et le troisième d’un ulcère à l’estomac. Un chœur en mauvaise santé, donc. Et au bon sens rarement pris en défaut : « C’est la seule certitude que nous ayons en ce monde : il arrive des choses. » Et puis il y a un jeune garçon préposé au blanchissage des draps de l’empereur, cet empereur dont il est en fait le fils, issu d’un viol commis autrefois. À travers des méandres boulevardiers et des quiproquos à répétition, l’auteur dépeint une société humaine sur laquelle la mesquinerie, l’esprit de vengeance, la violence mais aussi la lâcheté règnent sans partage. L’humour de l’auteur, mais aussi son goût pour l’obscénité éclatent joyeusement dans un monde où les eunuques détiennent le pouvoir et semblent les plus raisonnables.
Fantasmagories poursuit l’entreprise de démolition de la société, avec toujours des eunuques, des vrais et des faux parents et un enfant qui va être castré : « En signe d’allégeance, les nobles de ce pays doivent livrer leur premier-né à la Grande Impératrice de Chine qui les fait castrer en son palais. » Puis l’enfant sera dressé, c’est-à-dire fouetté jusqu’à ce qu’il obéisse : « Accepte l’avilissement, accepte les atrocités mesurées, elles sont un moindre mal. Sois reconnaissant qu’on ne t’ait pas coupé la gorge. » Encore une fois, l’enfant n’est pas celui qu’on croit, encore une fois c’est un viol qui est à l’origine de sa naissance. Mais cette fois l’histoire finit en Révolution : l’Armée de la République prend le pouvoir, tout l’ancien monde est pendu, mais l’avenir ne semble pas pour autant radieux.
Enfin Mise à mort, sous-titrée « Une opérette cruelle », met face à face les Victimes et les Bourreaux aidés des Barbouilleuses dont le rôle est de déféquer sur le visage des victimes pendant leur agonie. Et cela pour le simple plaisir des bourreaux. Là, les personnages deviennent des caricatures, des monstres ubuesques obnubilés par la mort et la castration, comme si en supprimant toute chance de reproduction, ils voulaient rester et mourir seuls, sans successeurs, fermer boutique et jeter la clé. « Quoi, vous allez continuer à ronfler quand je serai allongée dans un cercueil ? C’est trop injuste. Je refuse et refuserai toujours » proclame la vieille impératrice de Fantasmagories.
Hanokh Levin, à travers ses fables, dénonce avec virulence une société dirigée par des vieux qui trompent, mutilent et tuent la jeunesse pour se protéger. Par crainte de perdre leur petit pouvoir, et que leurs crimes et leurs turpitudes n’apparaissent au grand jour. Ainsi, dans L’Empereur, le roi proclame avant de mourir : « Stupide jeunesse, elle se croit maligne simplement parce qu’elle sera là quand nous n’y serons plus. » Nombre des pièces d’Hanokh Levin, souvent mises en scène par son frère, ont fait scandale en Israël, et l’on comprend pourquoi : le sexe et la scatologie, les outrances verbales et les situations grotesques choquent et provoquent. Mais il est toujours joyeux et salutaire de croiser un homme libre, à la langue bien pendue, qui pourfend les puissants d’un éclat de rire tonitruant.
Patrick Gay-Bellile
Théâtre choisi VII, de Hanokh Levin
Traduit de l’hébreu par Jacqueline Carnaud et Laurence Sendrowicz,
éditions Théâtrales, 176 pages, 19,50 €
Théâtre Eunuques, bâtards et castration
juillet 2018 | Le Matricule des Anges n°195
| par
Patrick Gay Bellile
Le rire énorme du dramaturge israélien Hanokh Levin secoue encore le monde.
Un livre
Eunuques, bâtards et castration
Par
Patrick Gay Bellile
Le Matricule des Anges n°195
, juillet 2018.