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Traduction Séverine Weiss

février 2019 | Le Matricule des Anges n°200

La Contrée, de Ben Metcalf

J’ai découvert Against the Country, ce texte qui dit tant de mal de la campagne, alors que je séjournais à la campagne – et je l’ai lu presque d’une traite, et j’ai beaucoup ri. D’un rire noir, parce qu’il est souvent cruel ; d’un rire presque enfantin aussi, car il est souvent bouffon. Une fois plongée dans son phrasé hypnotique, je ne l’ai plus lâché – et, comme c’est souvent le cas quand on aime un texte étranger, on a immédiatement envie de le traduire.
La Contrée parle des malheurs d’une famille ayant eu la mauvaise idée de renoncer à « la ville » pour assouvir son rêve frelaté de « retour à la terre ». Aux yeux du garçon héros de l’histoire, tout ce qui l’entoure n’est alors plus qu’hostilité larvée ou volonté manifeste de lui nuire : les profs et les poules, sa chambre et les champs, le suc vénéneux des arbres et le vieux clou rouillé dans le sol ; le fouet de son père, les guêpes mutantes. Rien n’échappe à l’œil aiguisé du narrateur, désormais adulte, qui nous raconte sa jeunesse. Pas même lui, oscillant entre paranoïa et moquerie de sa paranoïa – moquerie de toute psychologisation simpliste, et volonté de trouver une langue autre, aussi surabondante que faillible, pour exprimer ce qu’il perçoit comme le grand Mal américain (et tenter de s’en extraire) : le mythe de la Destinée manifeste, le grand mensonge de ces terres généreuses prétendument offertes par Dieu aux colons – une idéologie qui broie les corps et noie l’entendement. Car ce n’est pas vraiment la nature que vise le narrateur, mais la racine même du mal ayant permis à une société malade de se développer au profit des plus riches, ou des plus bêtes – voire des deux, bien sûr –, corrompant tout jusqu’au sommet de l’État.
Il faut du temps, quand on est traducteur, pour s’approprier une masse narrative aussi dense, et elliptique tout autant. Car si Ben Metcalf tranche dans le vif, il n’hésite pas à mettre en scène tout le déploiement de sa hache avant qu’elle ne s’abatte, dans un mouvement infiniment répété. Pour le traducteur, il s’agit de préserver son rythme à l’extrême, de respecter cette symphonie pour glaise et serpent à sornettes – d’interpréter cette partition, certes (car il y a bien sûr de la subjectivité), mais en se débrouillant pour que chaque note sonne juste, dans ces arias rageurs, ces hymnes tout sauf solennelles, ces ostinatos hallucinés. Tout cela dans un texte (et là je renonce à la métaphore musicale éculée pour la vestimentaire, qui l’est tout autant) qui se veut à la fois plaidoyer et réquisitoire, et qui joue d’une langue aux accents judiciaires – légèrement désuète, comiquement emphatique –, alors même que l’anglais, si fluide, si liquide par nature, souffre déjà d’habitude de devoir se couler dans la gangue de notre belle et rigoureuse syntaxe. Bref : il s’agissait de ne pas ajouter d’armure au corset. De respecter et la logique (extrême) du texte, et sa folie assumée.
Le narrateur entretient un rapport complexe avec les animaux. Assommé d’ennui et de frustration, le héros féru d’expériences scientifiques cisaille d’horrible façon les ailes des poules dont il a la charge (ce texte est cruel), et observe comment telle ou telle taille provoquera sautillement, salto arrière, frou-frou dans le ciel et autre virevolte avant que la poule stupéfaite ne retombe sur ses pattes. Je crois que c’est exactement là le fonctionnement de ce texte : outrer la contrainte, la torsion, pour faire exploser la langue en figures diverses – avant de retomber sur le thème principal, et que l’argumentation serrée, implacable de l’auteur ne nous ramène à son propos.
Et le traducteur virevolte avec lui (et à deux ou trois occasions, il faut bien l’avouer, se félicite que l’auteur veuille bien l’éclairer sur quelques formulations étranges, et reconnaisse en toute ingénuité – je n’en suis pas si sûre – qu’en effet tel passage mériterait explication – même pour un anglophone). Car le traducteur tournoie, atermoie, s’interroge et grommelle, et n’a jamais autant de plaisir à traduire que lorsqu’il voit qu’il retombe sur ses pattes. Il avance de son mieux, s’adapte à cette configuration inédite, à cette taille particulière de ses plumes : un texte fuyant l’image pour mieux construire sa métaphore ; servant un propos particulièrement franc de manière contournée ; et se permettant tous les excès avec une rigueur intraitable.
Autre image animalière : le garçon domestique (esclavagise) des mouches ; les attache à un fil et les laisse voleter autour de lui, tels des chiens en laisse, qu’il peut manier et rappeler à sa guise (ce texte est bouffon). Au traducteur de rendre correctement et le lâcher-prise, et l’asservissement – sans perdre la logique de la phrase dans le lâcher-prise, ni rogner sa subjectivité dans l’assujettissement (car l’on revient toujours au texte original, et l’on doit y revenir, et il nous oblige, nous qui sommes ses obligés).
J’ai parfois craint que certaines phrases (longues de plusieurs pages, avec quatre ou cinq jeux de parenthèses enchâssés) ne soient pas compréhensibles par le lecteur français. J’ai donc modifié quelque peu la syntaxe – rogné une aile de ci, rajouté une baleine au corset de là. J’avais tort. J’ai relu des traductions de Bernhard (Jean-Claude Hémery, Éliane Kaufholz), puis tout remis à plat – rétabli le fonctionnement si fin et logique – si délicat – d’un texte qui se donne l’air de claironner au pas de charge pour mieux cerner les infimes variations d’une société humaine soumise à des forces (humaines elles aussi, sous couvert de « nature ») qui la corrodent et l’endorment, l’aveuglent et la dévorent.
Au traducteur de se poser, en funambule, sur cet équilibre fragile ; sans jamais se reposer sur (ni dans) sa traduction. Mais en admettant qu’à fou, eh bien, fou et demi.

* A traduit entre autres Jeanette Winterson, Fran Ross, Alice Walker, William Kotzwinkle. La Contrée paraît le 8 février chez Post-éditions.

Séverine Weiss
Le Matricule des Anges n°200 , février 2019.
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