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Traduction Hélène Belletto-Sussel

mai 2019 | Le Matricule des Anges n°203

Le Nuage et la valse, de Ferdinand Peroutka

L’un des meilleurs romans tchèques des dernières décennies », avait dit Vaclav Havel. Vienne, 1910 ou 1911, un homme erre dans la ville. Peintre raté, aigri, il s’abandonne à ses rêves fous de grandeur et de pureté. Jérusalem, avril 1961, procès d’Adolf Eichmann. Un père et son fils attendent devant l’entrée du tribunal. Deux générations, avant l’holocauste, et après. 14 mars 1939, Prague. Dehors, il neige, mais au Baroque on est au chaud, on joue au bridge. 15 mars, il neige toujours et les chars allemands entrent dans la ville. Le destin des bridgeurs bascule. Emprisonnement, déportation, lutte pour la vie, résistance. Entre le prologue et l’épilogue, les quatre livres du roman suivent les personnages dans la traversée du désert que furent pour la Tchécoslovaquie les années du Protectorat. Malgré la pièce de théâtre écrite dès la fin de la guerre, juste après Buchenwald, et représentée à Prague d’avril 1947 à février 1948, Peroutka n’en a pas fini avec ses six années de camp. Le roman ouvre un panorama plus large.
Le récit se construit autour des joueurs de bridge. À la table de jeu, il y a d’abord Karel Novotný, qui est un peu le fil conducteur. Employé de banque aisé, peu concerné par la politique et peu soucieux de compromettre son confort personnel, il est arrêté et déporté par suite d’une erreur de la Gestapo de Prague, alors qu’il préparait un week-end de ski avec son amie Hanicka. Face à cet enfant gâté insouciant, les époux Pokorný, Eva et son mari médecin, sont portés par une morale et par une conscience humaniste et politique. Alors que Novotný éconduit son vieux maître, le professeur Sylvestr dont on devine l’activité de résistant, Pokorný, certes un peu malgré lui, accepte de s’engager.
Et puis il y a Kraus, le pauvre Kraus. Il joue mal, il a la tête ailleurs, on se moque de lui, sa femme le trompe. Son baptême catholique le protègera-t-il contre les nouvelles dispositions instaurées par le Protectorat ?
La tragédie s’organise autour de ces quatre personnages, les ramifications sont nombreuses. Barbarie, horreur, courage, lâcheté : dans une présentation kaléidoscopique, Peroutka donne à voir l’écroulement d’un univers jusque-là familier et rassurant. Le récit est rapide, on passe d’un lieu à un autre, Prague, les camps, les Balkans, Stalingrad, le Nid d’Aigle… Les destins s’entrecroisent : juifs, Polonais, politiques de toutes nationalités, et droit commun aussi, sans foi ni loi. L’auteur ne cherche pas à émouvoir et pourtant l’émotion, de plus en plus intense, culmine à Auschwitz. L’auteur montre, il ne commente pas. D’ailleurs que dire lorsqu’un être humain en vient à manger son copain – qui lui en avait donné l’autorisation ?
Tandis que les victimes sont livrées à la cruauté des monstres, la vie à Prague suit son cours. Résistance, compromis, lâchetés, sacrifices, on collabore ou on résiste, on se prostitue par dévouement, ou par intérêt – ou simplement par bêtise, parce qu’on n’a rien dans la tête. On essaie d’échapper au pire ou de sauver son confort.
Pendant ce temps-là, dans les Alpes bavaroises, au Nid d’Aigle, on s’amuse, l’entourage du Führer se vautre dans le luxe et la stupidité. C’est l’été 1942, on fête la prise de Sébastopol, on est heureux. Dans ce chapitre, Peroutka libère les forces de l’ironie. Là non plus, aucun commentaire, il suffit de montrer et de laisser s’exprimer la bêtise et la folie. C’est le seul chapitre dans lequel on rit – rire d’épouvante, rire destructeur qui annonce la dégringolade et les règlements de comptes, vengeance anticipée.
Et comment oublier Miss Kate, la petite chienne qui tout au long du roman subit son sort sans broncher, bouleversante de confiance et d’innocence lumineuse ? Elle est le pendant animal du professeur Sylvestr, résistant naïf à la barbarie.
Indifférents aux événements, un petit nuage blanc dans le ciel et la musique du Beau Danube bleu accompagnent la douleur ou la paix retrouvée. La force de ce roman, c’est le paradoxe entre une (apparente) position de distance et la proximité de l’horreur.
Dans son activité de journaliste, Peroutka s’engage pour la démocratie et pour la liberté. Tout va (à peu près) bien, jusqu’au 15 mars 1939. Il est vite arrêté – et vite relâché, car il ne rentre encore dans aucune des catégories qui qualifient pour la déportation. Suit l’arrestation dite « de protection », protection du Protectorat… Quinze jours à Dachau, puis il est transféré à Buchenwald où il reste jusqu’à la libération du camp par les Américains, en mai 1945. Après le Coup de Prague, lorsque la foule crie dans la rue des slogans hostiles au démocrate Peroutka, il estime avisé de quitter le pays qui l’a déjà en quelque sorte renié deux fois. À cette époque, les États-Unis représentent la liberté. C’est là que Kafka, un peu moins de quarante ans plus tôt, avait expédié son Karl Roßmann pour le soustraire à la colère paternelle.
Lorsqu’il meurt à New York en 1978, Peroutka ne se doute pas qu’il va bizarrement ressusciter en 2015 à l’occasion d’un scandale sur fond de honteuses calomnies, orchestré par le président de la République tchèque. Miloš Zeman voue aux intellectuels en général et aux journalistes en particulier une haine indéfectible.
Les recherches font évidemment partie du travail de traduction, et c’est exaltant : savoir sur quel terrain on avance, découvrir l’arrière-plan qui permet de comprendre le non-dit. Savoir qui écrit, pourquoi il écrit « ça » et « comme ça ». Le traducteur est un enquêteur et un caméléon. Comment l’auteur aurait-il écrit le texte s’il l’avait écrit directement en français ? Connaissait-il d’autres langues susceptibles de l’avoir influencé, ici ou là ? Présomption ? Non, simplement quelques questions nécessaires. On ne prétend pas réussir toujours, mais on cherche, on s’efforce, c’est un jeu. On s’endort dans une langue, on se réveille dans l’autre, mais que s’est-il passé entre les deux ?

Hélène Belletto-Sussel a traduit, entre autres, Martin Walser, Walter Mehring et Ingeborg Bachmann. Le Nuage et la valse paraît à la Contre Allée (576 pages, 25 )

Hélène Belletto-Sussel
Le Matricule des Anges n°203 , mai 2019.
LMDA papier n°203
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