En 2010, Attilio Profeti fête ses 95 ans. Fidèle à son prénom qui transpire « un mélange de Romain antique et de mélodrame », sa vie a été trépidante. Entre ses jeunes années en Éthiopie, son engagement politique, sa réussite sociale et ses quatre enfants, celui que l’on surnomme Attila ne s’est jamais épargné. Ce furent ces « quatre-vingt-quinze ans de métabolisme, de respirations et de reproduction cellulaire, de coups de fusil dans les bois et d’heures de bureau, de sexe, de peur, de parties de poker, de divorces et de trajets en voiture, de guerres et de réunions d’entreprise » qui l’ont, tant bien que mal, consumé. Alors qu’il n’est plus qu’un vieillard grabataire, un jeune Éthiopien se présente à la porte de sa fille : il dit s’appeler Shimeta Ietmega Attilaprofeti et être son neveu.
Les secrets ne sont pas rares chez les personnes de la trempe d’Attilio. Ce dernier a ainsi réussi à mener de front une vie publique (avec sa femme, Marella, et ses trois enfants, Ilaria, Federico et Emilio) et une vie cachée (avec sa maîtresse, Anita, et leur enfant, Attilio junior) durant des années, sans qu’aucun soupçon ne germe. Il a également étouffé avec succès ses premiers émois fascistes ; son ouvrage de jeunesse Écrits de racisme fasciste est désormais indisponible. Quant au scandale de Tangentopoli, qui a touché la plupart des politiciens corrompus au début des années 90, il y a miraculeusement échappé. Son parcours est donc parfaitement maîtrisé, sans aucune autre tâche que celle d’avoir essuyé un divorce. Certes, sa fille Ilaria, enseignante à l’école publique très engagée à gauche, a très tôt critiqué son « familialisme amoral », n’hésitant pas à le qualifier d’ « illettré éthique », formule bien sentie qui pourrait inspirer la devise de l’Italie de Berlusconi : « Dysfonctionnement, privilège et favoritisme vus comme des moteurs évidents de la société. » Mais cette dernière ne pouvait pas deviner que le paternalisme parfois touchant d’Attilio prenait racine dans de tels mensonges.
Alors qu’il se frayait un chemin parmi les chemises noires en Éthiopie, et qu’il écrivait toutes sortes d’essais théoriques raciaux, Attilio vivait avec une femme éthiopienne, Abeba. De cette union naquit, après son départ, et sans jamais qu’il ne le rencontre, un fils. Tout cela, Ilaria le découvre peu à peu, plongeant son nez dans les histoires de famille qu’elle croyait jusqu’alors irréprochables. Les va-et-vient de la narration, qui nous conduisent à travers l’Italie, l’Éthiopie des années 80 et la Libye d’aujourd’hui, mettent sur le même plan les discours fascistes passés, l’accueil en grande pompe de Kadhafi par Berlusconi en 2010, et le chemin de croix des rares immigrant(e)s ayant franchi la frontière italienne. C’est sans doute cette troisième réalité qui hante le plus le récit, nous rappelant que « le temps de celui qui est sorti (…) avance comme un malade mental, alternant des sauts et des soubresauts avec des périodes vides de catatonie, des sursauts convulsifs avec de brusques arrêts, des stagnations privées de désir avec des crises foudroyantes de quelques minutes, ou carrément de quelques secondes, où il peut tout perdre ». Froidement, pour ainsi dire techniquement, le récit s’attarde sur chaque épreuve qui attend ceux qui sont « sortis » : l’adieu définitif à leurs chez-eux, la traversée périlleuse qui s’ensuit, la torture dans les prisons libyennes, l’attente infinie d’un statut en Italie, les refus répétés, le retour à la case départ. Tandis que les grandes puissances fautives de ce monde, soudain oublieuses de leurs Histoires, regardent ailleurs.
La capitale italienne, et plus particulièrement le quartier multiculturel de l’Esquilin où habite Ilaria, prospèrent ainsi, teintés de cette « typique nuance de gris, entre le légal et l’illégal, qui, bien plus que celle de l’ocre ou de l’amarante, est depuis toujours la véritable et secrète couleur de Rome ». Peu tendre à l’égard de son pays, Francesca Melandri dénonce tout à la fois la corruption généralisée de la classe politique, le traitement inhumain des réfugié(e)s et l’absence criante de prises de décision sérieuses qui contaminent la société italienne dans son intégralité. Brassant trois générations aux traumatismes latents – celle de la colonisation, celle qui ensuite « s’est mise en thérapie », et enfin celle de la crise migratoire –, elle livre avec Tous, sauf moi une somme historique, politique et romanesque précieuse. Soigneusement documentée, cette dernière dessine une image trouble, difficilement soutenable, de notre présent – à la lumière d’un passé non moins inquiétant, que l’on continue d’ignorer obstinément.
Camille Cloarec
Tous, sauf moi, de Francesca Melandri
Traduit de l’italien par Danièle Valin,
Gallimard, 567 pages, 24 €
Domaine étranger Nuance de gris
mai 2019 | Le Matricule des Anges n°203
| par
Camille Cloarec
Avec Tous, sauf moi, Francesca Melandri nous offre un aperçu (dense) des contradictions et des violences ayant marqué le XXe siècle, aux conséquences contemporaines tragiques.
Un livre
Nuance de gris
Par
Camille Cloarec
Le Matricule des Anges n°203
, mai 2019.