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Traduction Aude de Saint-Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat

juillet 2019 | Le Matricule des Anges n°205

Girl, de Adna O’Brien

Un apologue de Carlos Batista résume à merveille la condition du traducteur : « Une traductrice amoureuse de son auteur vint frapper à sa porte. Il demanda derrière la porte : “Qui est là ?” Elle répondit : “C’est moi !” Il dit : “Il n’y a point de place pour toi dans cette maison.” Alors la traductrice s’en fut méditer dans des bibliothèques et des bars de nuit et, quelques mois plus tard, elle revint toquer à la porte de son auteur bien-aimé. Celui-ci questionna : “Qui est là ?” La traductrice répondit : “C’est toi…” Alors seulement la porte s’entrouvrit. » L’essentiel est dit : « amoureux ». « Sauf que » – l’expression est récurrente jusqu’à l’obsession dans l’œuvre d’Edna O’Brien –, l’amour est exclusif et c’est le premier obstacle à surmonter : aimer, certes, mais surtout faire aimer, se déposséder de cet amour. De surcroît, on ne frappe pas à la porte de Edna O’Brien. Le face-à-face auteur-traducteur est une perspective dépravée qui serait, en l’occurrence, une impasse. Au demeurant, depuis Le Divan de Goethe, on sait mieux qu’il s’agit moins d’entrer par effraction chez l’auteur que de l’introduire chez nous, « comme un voleur dans une maison vide ». Dans cette histoire d’amour que doit être une traduction, l’aspiration des traducteurs est de devenir invisible, de se faire oublier. Dans le cas d’Edna O’Brien, il faut d’abord surmonter le traumatisme de chaque nouveau livre, son irréductible étrangeté, qui rappelle au traducteur qu’il est toujours un débutant. Il a beau, tel Sisyphe, s’être fait les muscles sur dix livres de la même auteure, rien n’est jamais acquis. Chez Edna l’unité de l’œuvre se nourrit d’une grande diversité stylistique. Son anglais est un monde perpétuellement enrichi de ses lectures : impossible de la traduire si l’on a oublié Shakespeare, Eliot, Yeats ou Joyce. De la même façon, le local se nourrit de l’universel : en Irlande, c’est-à-dire nulle part. « Le local, sans les murs. » La langue a déjà passé les frontières quand le traducteur doit intervenir sans en interrompre la fluidité. Et « l’anglais » n’est qu’un nom donné à une langue autrement plus riche : comme les Juifs du Moyen Âge écrivaient français en caractères hébraïques, Edna écrit irlandais ou haoussa en anglais. Son texte est un palimpseste, donc une mémoire implicite de dix siècles de littérature universelle, où un mot, une langue en cachent d’autres. Au traducteur de s’arracher à sa condition, à sa langue, de se recréer pour ne pas brider le texte. L’expérience de la traduction à quatre mains, « en couple », permet de mieux respecter la polyphonie de l’écriture. On se souvient du mot de Sarraute : « Quand j’écris, je ne suis ni homme ni femme, ni chien ni chat. » C’est exactement le contraire chez Edna. Il faut être tout à la fois, jeune fille ou femme mûre, femme libérée ou religieuse dévouée au Sacré-Cœur, et la suivre partout où elle veut aller, des campagnes irlandaises à la Yougoslavie en guerre ou au Nigeria au temps de Boko Haram.
Girl, le dernier roman d’une jeune romancière de 88 ans, réunit toutes ces qualités qui forçaient l’admiration de son ami Philip Roth. Au travers du sort tragique des lycéennes enlevées à Chibok, au Nigeria, par Boko Haram en 2014, et en particulier de l’une d’entre elles, ici Amina alias Maryam, qui a réussi à s’échapper avec son bébé en affrontant toutes sortes d’épreuves inimaginables, Edna convoque à nouveau la force de vie portée par de très jeunes femmes, en dépit de la maltraitance et des souillures subies.
Ce thème de la résistance à l’horreur est présent dans la plupart de ses livres. Si beaucoup concernent directement l’Irlande, Les Petites Chaises rouges, l’avant-dernier, ouvrait le champ géographique à une actualité transeuropéenne dramatique. Cette fois, le cadre est africain : l’auteure y a plongé directement en s’y rendant à plusieurs reprises, enquêtant minutieusement en différents lieux, rencontrant des victimes et parvenant à inscrire l’éternelle tragédie sous d’autres cieux. Une tout autre nature donc, mais dont le lien à la moindre vie qui la traverse amplifie l’enjeu porteur du pire comme du meilleur. Ainsi, la forêt de Sambisa, ou le bush, est-elle à la fois menaçante et protectrice, la lune un danger et un salut, le plateau infertile une profonde solitude mortelle et l’occasion improbable de rencontres salvatrices. Abuja, la capitale, les camps de réfugiés, les villages, sans parler de ce campement particulier de détention de Boko Haram, offrent tous un kaléidoscope de contrastes…
L’écriture est en apparence simple, directe. C’est une très jeune femme qui parle de ce qu’elle subit avant même d’avoir été initiée à quoi que ce soit de cette humanité prédatrice, et qui apprend peu à peu, au-delà de l’instinct de survie, à résister et à se battre, notamment pour son enfant que l’on veut lui soustraire à son retour. Une simplicité percutante, crue mais sans voyeurisme, pour toucher à l’essentiel de ce qu’il vaut la peine de vivre, avec la volonté de dépasser les morts programmées directement ou indirectement. Plusieurs voix s’entendent dans le roman, toutes fondées sur des expériences réelles, et pas uniquement féminines. Cette polyphonie rend compte de diverses situations souvent extrêmes, inscrites dans des lieux également variés, bouleversant des équilibres traditionnels précaires ; elle dit les impuissances étatiques et militaires, mais aussi les havres possibles, l’espoir… Une histoire de naufragées et de rescapées, de chute et de salut, de damnation et de rédemption. Ce qu’on appelle la « grâce ». Sauf que…
Le roman est court, incisif et magnifiquement universel. C’est un grand honneur que nous ont fait Edna O’Brien et son éditrice française, Sabine Wespieser – d’attention constante, discrète et bienveillante – en nous exposant au « traumatisme » de cette traduction. « Sauf que… »

*Aude de Saint-Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat ont traduit ensemble, notamment, L’Europe en enfer d’Ian Kershaw, Si c’est une femme de Sarah Helm, Nathalie Sarraute de Ann Jefferson. Girl (243 pages, 21 ) paraît le 12 septembre chez Sabine Wespieser éditeur.

Aude de Saint-Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat
Le Matricule des Anges n°205 , juillet 2019.
LMDA papier n°205
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