Que peut bien faire un philosophe qui ne peut plus philosopher ? Un penseur qui ne sait plus penser ? Parler. Pendant près de soixante-dix pages, ce bavard (nous pensons en effet à ses semblables, chez Des Forêts, Beckett, Bernhard) monologue. Attablé au comptoir d’un café du quartier turc de Berlin, il raconte, en une phrase unique, au serveur qui n’en peut mais, écoute d’une oreille distraite, maugrée souvent, réagit rarement, l’aventure improbable qu’il vient de vivre. Alors que pour lui « la langue n’était plus en mesure de donner forme à des contenus insaisissables, elle était hors service », le voici invité par une sorte de fondation culturelle pour un séjour en Estrémadure dont il devra tirer quelques pages. Une fois sur place, il se lance sur la piste du dernier loup tué quelques années plus tôt… Comme si ce récit s’était échappé du précédent livre de László Krasznahorkai Seiobo est descendue sur terre (voir Lmda N°193), comme si c’était là un chapitre inédit de cette œuvre-somme, nous retrouvons le même mélange étonnant de désenchantement et d’émerveillement, dans la même langue rythmée (sans doute excellemment traduite). Alors que cet anti-héros – dont nous ne connaîtrons pas le nom, ni même la nationalité – se sent, à Berlin, prisonnier d’un quotidien qu’il voit comme « un gigantesque mémorial célébrant la vanité des choses », il reprend vie dans la dehesa, sorte de pampa de ces confins encore intouchés de l’Espagne profonde. Nul doute que ce « dernier loup » est un symbole – mais par bonheur, jusqu’à la dernière ligne, nous ne saurons de quoi.
Thierry Cecille
Le Dernier Loup,
de László Krasznahorkaï
Traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly, Cambourakis, 72 pages, 15 €
Domaine étranger Le Dernier Loup
septembre 2019 | Le Matricule des Anges n°206
| par
Thierry Cecille
Un livre
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°206
, septembre 2019.