Il faudrait pouvoir dire la beauté fractale de la poésie d’Esther Tellermann, son altérité, sa pulsation singulière. Dire ce qu’elle a d’intransigeant dans son tissage d’indices et d’énigmes. Une poésie où quelque chose d’inconnu respire, qui aurait à voir avec ce qui se cache sous le visible.
Privilégiant l’os du langage plutôt que sa chair et ses parures, vouée au vers minimal, hiératique, cette poésie s’organise en longues suites qui modulent des configurations mentales chevillées à des sites ou des lieux qui apparaissent dans leur réalité littérale et matérielle. Au sein de paysages géographiques disparates, au cœur d’Orients « disjoints », « dépecés », que le poème réhabite par le son et le rythme, vibrent, s’inscrivent les traces d’un vivre, des épiphanies veuves, des éclats d’échos, des bouffées de sucs et d’odeurs qui sont comme autant de sésames ouvrant sur l’obscur et les splendeurs d’une passion amoureuse dont D’un versant l’autre rassemble les fragments dispersés.
Un livre qui dit l’irruption de l’autre, son irréductible étrangeté, la lutte à mener contre ce qui veut nous enfermer dans un contour définitif. Rejouée, revisitée dans la matière de la langue, et à travers le tissage d’une subjectivité et de la mémoire des signes, la chair d’un amour est sondée dans ses plissements – « J’avais voulu / ta commissure / le pli / où j’entre » –, ses architectures souterraines, ses zones laissées en blanc, sa logique érotique et erratique.
C’est qu’il y a de l’impossible dans la volonté de conquérir celui vers lequel notre demande se tend, cet autre qui nous apporterait la jouissance. Cet autre qui se fait paysage – « à la commissure / en nous / s’épandaient / les vallées » –, qui n’est qu’invite à parcourir des contrées frémissantes, à s’approcher de bords inconnus. Tel un corps qui creuse l’espace, il se fait monde, embrasements, vertige qui livre nu à la grammaire du désir, à la beauté du supplice, aux desseins avortés, aux virtualités vécues. « Le plus nu / la mise à sac / ne s’écrivent / mais creusent / un unisson. »
Mais rien ne peut empêcher la passion – qui veut la soif, l’essoufflement, des heures pivotales et des orages d’offrandes – de sécréter, dans son désir de fusion, les ferments d’une guerre. Jeu désespéré – « L’amour est un fanatisme que peu mènent jusqu’à ses ultimes conséquences » –, l’amour peut devenir réalité bouleversante : « Ne serons n’avons / pu être n’avions été / nous / mais l’un l’autre / en chacun ».
Cette impossible fusion avec l’autre, l’innommable de la mort s’insinuant dans le vif, le poème les fait coexister parmi les échos d’un chant immémorial, au milieu des jardins et des tombes, de la pourpre et des tessons d’une terre mentale et mythique. Empreinte, dépôt du vivant et de sa corruption, le poème donne une matérialité aux flux du désir comme au manque et au vide. « Poème creusait / chaque interstice / où vinrent / la lettre / et la blessure. » Dans un kaléidoscope de temporalités qui s’affrontent – passé simple qui sépare définitivement, et futur qui laisse intacte la force du désir : « Je confondrai / le sacrifice / reconstruirai / la chair avec le soleil… » ; « Je m’adosserai / à votre paume / brume estompera / le sang / et l’arête / et le visible. » – triomphe le plaisir illusoire de saisir la respiration des choses, la vérité d’universaux faits de signes et de sang, de ciels et de songes. « Des boues des / ciels à étages / ô vous / vous étiez ma / simple lumière / en vous je voyais / sous les yeux des voyants. »
Richard Blin
Un versant l’autre, d’Esther Tellermann
Flammarion, 162 pages, 18 €
Poésie La lettre et la blessure
septembre 2019 | Le Matricule des Anges n°206
| par
Richard Blin
Réfractaire aux morales médiocres, la poésie d’Esther Tellermann défait les idéalisations, déplace les croyances, chante, bouche à bouche, plaie à plaie, ce qui lie la parole au monde.
Un livre
La lettre et la blessure
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°206
, septembre 2019.