Elle avait oublié le nom de l’auteur, hésitait sur le titre, mais jurait qu’elle n’avait rien lu de mieux cet été, disait : « Puissant. Glauque, aussi. Et super bien écrit. Après faut aimer ce genre de style. Il reste du rosé ? » Au XXIe siècle, l’Amazonie brûle, les tomates n’ont plus de goût, mais l’être humain s’est enfin débarrassé des démangeaisons sur le bout de la langue. Quelques pressions de l’index contre la vitre d’un écran tactile et les mots égarés retrouvent le chemin de la glotte : « Je l’ai. Né d’aucune femme, par Franck Bouysse. »
Au bas de la couverture, le traditionnel bandeau des éditeurs vante les récompenses obtenues. Quasiment le plastron d’un officier de l’Armée rouge à l’époque soviétique : Prix des libraires. Prix du « roman inspirant » (on sait pas c’est quoi) pour Psychologies magazine. Grand prix des lectrices de Elle.
Ce titre énigmatique, ces médailles : on télécharge. Six heures de lecture, promet la liseuse. Un défi du même ordre que la durée de bricolage indiquée sur les notices de meubles en kit. On avait lambiné sur l’assemblage de la commode Björksnäs, mais on explose avec ce roman le pronostic de l’algorithme. Aucun mérite : suspens, rebondissements, poursuites, révélations, on mouline mais tandis que le regard dévore les lignes, au-dessus de lui, la courbe du sourcil s’infléchit : on passe du circonflexe au tilde. L’appareil refermé, on est saisi d’un doute. Qu’est-ce que c’était que cette histoire ?
Reprenons. Gabriel, curé proche du salut, décide après quarante années de silence de nous délivrer « une terrible histoire », un truc de malade, « un bouleversement considérable » que je te jure tu le croiras jamais mais allez accouche et donc un beau jour une jeune femme débarqua dans l’église pour confier à l’ecclésiastique une mission fort délicate : récupérer un manuscrit sous la robe d’une morte. On s’attend à quelques scènes désopilantes, mais non, l’auteur de Glaise et d’Oxymort n’a guère le goût de la farce. RIP Jean-Pierre Mocky.
Rose raconte comment son père l’a vendue à un gros seigneur du coin en échange d’une jolie bourse. L’homme habite seul avec sa Maman et le cadavre de son épouse, chacun ses petites manies. Assez vite, Rose est violée. On s’y attendait, mais la présence de la mère, installée à côté du lit afin de veiller au bon déroulement des ébats, ajoute heureusement un peu de piquant à la scène. Plus tard, la jeune femme met au monde un enfant qu’on lui arrache aussitôt. Avant d’être internée dans l’asile d’où elle se raconte. Entre-temps, son père que le remords bourrelle, cherche à la récupérer, mais le méchant s’y oppose et l’assassine à coups de tête. Brûle le corps et broie les os avec une masse. Un peu plus loin, la vieille meurt écrasée sous le sabot d’un cheval (fallait le trouver). Car le thème du crâne enfoncé traverse l’ensemble du texte. RIP Jean-Pierre Richard.
La biographie de Rose se présente éclatée en différents points de vue. Ainsi, le récit d’Edmond (son amoureux, pour faire très vite) vient compléter celui de la pauvre fille. Mais si le prêtre nous a précisé où il avait récupéré les confessions de l’héroïne, l’endroit où il aura déniché le témoignage de cet autre personnage reste un mystère. C’est peut-être préférable, on redoutait une surenchère.
Autrefois, pour vieillir une armoire, les brocanteurs tiraient de la chevrotine de huit dans le bois. Bouysse, pour contrefaire la voix de sa paysanne, gauchit sa prose, néglige la moitié des négations et toute la mise en forme du dialogue. Reste à justifier le talent littéraire de Rose : rien de plus simple, elle a lu le journal toutes les nuits pendant six mois, fascinée par les « colonnes de lettres qui montaient sur la page comme des bulles d’air » (sublime naïveté des images).
La lumière revient à la fin mais conscient des enjeux économiques liés à cette révélation, on ne dévoilera l’issue du livre qu’après avoir brouillé les pistes, proposant au lecteur deux solutions, dont l’une est fausse. A : Le curé se réveille en sueur et réalise que tout ce qu’il vient de raconter n’était en réalité qu’un affreux cauchemar. B : Le fils sourd-muet creuse une galerie souterraine sous l’asile afin de libérer sa mère.
Puissant. Oui. Mais d’une magnitude un peu vaine. Une série d’uppercuts sur le punching-ball de la fête foraine pour épater les filles. Glauque, sûr. Quoique le glauque reste une couleur quand Bouysse paraît avoir emprunté sa palette à Soulages. Super bien écrit. Peut-être, mais parfois compliqué au point qu’on croirait du Gracq ivre : « on aurait dit qu’une reinette avait laissé des empreintes dans l’argile au coin de ses yeux. »
Je te rajoute des glaçons ?
Pierre Mondot
En grande surface Sous les jupes des filles
septembre 2019 | Le Matricule des Anges n°206
| par
Pierre Mondot
Sous les jupes des filles
Par
Pierre Mondot
Le Matricule des Anges n°206
, septembre 2019.