Papier machine N°8 1/2
Après cinq ans d’existence, la revue belge et semestrielle s’offre un « pas de côté » : soit un hors-série – le 8 ½, « suspendu entre les numéros 8 et 9 » –, non pas lancé comme d’ordinaire par un « mot-étincelle », mais plus largement consacré à la langue « comme enjeu social et politique, mais aussi comme espace des possibles, outil de littérature et d’utopie » : « Cette fois nous ne nous choisirons pas de mot mais nous nous demanderons : Comment choisir un mot ? Quel mot choisit-on ? Le choisit-on vraiment ? »
On a envie de connaître la réponse. Dans ses coquets atours, Papier machine fait envie, format à l’italienne 19x27, typo fine et maquette aérée, variété d’approches : une part conséquente d’entretiens voisine avec quelques reproductions d’ouvrages vénérables, à quoi s’ajoutent diverses créations, quelques jeux espiègles et un chouïa d’illustration, tout cela pour dédramatiser les mots, et l’image qu’on s’en fait, y injecter du désir, désapprendre les contraintes, l’essence supposée du bon français et ses voies prétendument royales. Rien de ce qui s’exprime dans ces pages, certes, n’est révolutionnaire, et reviennent dans les propos de tel linguiste ou sociologue des arguments assez connus (sur le mépris des langues « non centrales », les ravages de l’insécurité linguistique, les euphémismes de la novlangue entrepreneuriale…) voire quelques âneries assez communes (par exemple, qu’il n’existe « pas d’orthographe », et partant pas d’idée de la faute avant l’Académie française, c’est tout simplement faux). Mais enfin, ce numéro a l’avantage d’être clair, accessible, joyeux, sans prétention, et – c’est assez rare – d’assortir certains de ses choix d’un peu d’inquiétude : « on se demande quelquefois comment faire pour que l’écriture inclusive ne vienne pas se mettre en travers du chemin, en complexifiant l’objet langue, déjà si difficile à maîtriser. »
Et pourtant, malgré ces précautions, le mouvement incertain de la revue vient à se figer dans les problématiques de genre, sur quoi se concentre la presque totalité des cartes blanches. Comment nommer « un parent agenre, non binaire et/ou trans » ? Par quels biais lexicaux échapper au « système hétéropatriarcal » ? Ou encore, avec les différentes contributions du Collectif Q, s’employer à exprimer une « sexualité polymorphique » : « mon ambition première qui serait de me taire à jamais et d’habiter le silence comme une sorte de soleil des possibles, une lumière avec des gestes, une lumière suintante de sexe qui ne ferait que respirer et courir et baiser comme une évidence nécessaire, comme la vie, comme un mélange de chaleur, de mouille de bave de rythme cardiaque ». C’est Camille Cornu qui le dit, mais à vrai dire les textes se confondent, déroulant pareillement le fil de la lyrique queer, toute de syntaxe accumulative et de ferveur qu’on voudrait malséante, quand sur le fond se rejoignent axiologies et équivalences satisfaites : par ici « Etre gouine, c’est un peu du développement durable », par là « je l’ai toujours su (…) que j’étais poète et queer et que c était la même chose ». Il y aurait de quoi s’interroger sur le rôle de certains artistes, qui ont surtout l’art de lester d’assertions les entreprises dites transversales. Ce qu’on regrette d’autant que ce numéro annonce dans sa préface « accepter l’instabilité » et « la précarité du langage » : il y parvient parfois, mais parfois aussi il ne s’agit que des orthodoxies contemporaines de l’instabilité, les pieds bien fichés dans le ciment de l’idéologie.
Gilles Magniont
Papier machine N°8 ½
112 pages, 18 €