À l’art d’intriguer, Jérôme Lafargue joint le sens de l’insolite. D’où des romans qui se prêtent à des lectures aventureuses et délicieusement inquiètes. Le Temps est à l’orage, son cinquième roman, ne déroge pas à la règle. Il se développe autour de l’idée que « voir, se représenter, et peut-être savoir, ou même penser, ne sont pas des affaires exclusivement humaines » ainsi que le suggère l’anthropologue Eduardo Kohn, cité en exergue.
Ne pas se satisfaire de l’évidence première, interroger les contours et les contenus du réel, s’intéresser à la part invisible du visible, telles sont les lignes de force qui structurent Le Temps est à l’orage, autant qu’elles surdéterminent le comportement de Joan, le narrateur, un guerrier troubadour qui abhorre les agissements des malfaisants, des tourmenteurs ou des profiteurs, « qu’ils soient dominants ou dominés ». Ni dans la marge ni dans la norme, il captive autant qu’il trouble. Tireur d’élite dans une unité des forces spéciales – « Ce que j’y ai expérimenté s’est avéré détestable mais indispensable. » –, il va perdre son meilleur ami lors d’une mission qui va mal tourner. Écœuré par l’incurie et le cynisme de ceux qui les ont engagés sciemment dans un cul-de-sac, il quitte l’armée. Embauché à l’entretien et à la surveillance des lacs d’Aurinvia, un espace protégé et mystérieux, un endroit que « personne ne peut vraiment comprendre », il n’a pour ami qu’un chat et un libraire. C’est dans ces lieux qu’il va s’épanouir dans le souvenir d’un aïeul, Guilhem Hassepount, et qu’il va vivre une série d’événements qui vont le faire entrer dans un monde autre – le monde au sens le plus large, celui où interfèrent les humains, les non-humains, les vivants et les esprits – et vont le conduire à une « altérité irrévocable ».
C’est ainsi qu’en se plongeant dans les carnets qu’a laissés son aïeul, il va découvrir qu’ils ont connu des jeunesses semblables, presque interchangeables : une expérience militaire très jeune dans une unité d’élite, une spécialité semblable à la sienne, un ami intime mort au combat, l’amour de la musique, et toute une série de détails plus que troublants qui font de Joan une sorte de double dudit aïeul. Comme s’il avait déjà vécu avant de naître, et comme si les temps s’entrecroisaient. Un phénomène d’étrangéification suivi de télescopages, de surimpressions, d’appels qui vont l’amener à reprendre les choses là où son aïeul les avait laissées, un siècle plus tôt. Et d’abord à partager l’idée que la Terre parle, qu’elle envoie des avertissements, et qu’il existerait donc « un langage articulé au sein de la nature, perceptible, en position d’interagir avec nous ». Et c’est ainsi que, comprenant que la nature a besoin de lui dans son entreprise de « résistance à l’oppression humaine », Joan va s’engager, se battre pour elle, traquer, déduire, établir des corrélations, punir ou tuer le cas échéant.
Au fil d’un enchaînement de ralentissement et d’accélérations qui portent et entraînent, Jérôme Lafargue maintient constamment vive la tension narrative d’un roman conjuguant la présence hallucinatoire et perturbatrice du passé à une conception de la nature non idéalisée, c’est-à-dire qui n’a rien d’un ensemble où « tout est harmonie, gentillesse des animaux et générosité de la flore ». Une nature où le non-humain est capable d’imagination, de compassion, voire d’humour. Qui a aussi une « faculté d’enchantement et d’émerveillement » cohabitant avec « des dispositions étonnantes à la vengeance ». Ce qui nous pose la question – essentielle – de savoir ce que nous voulons faire ensemble.
Richard Blin
Le Temps est à l’orage,
de Jérôme Lafargue
Quidam éditeur, 176 pages, 18 €
Domaine français Fantassin de l’impossible
octobre 2019 | Le Matricule des Anges n°207
| par
Richard Blin
Entre réalisme et fantastique, Jérôme Lafargue donne âme et visage à l’esprit de lieux balançant continûment entre le merveilleux et l’angoissant.
Un livre
Fantassin de l’impossible
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°207
, octobre 2019.