Je me suis allongée sur l’herbe au milieu des arbres abattus et le soleil brûlant contre ma paume m’a donné l’impression de tenir un couteau avec lequel me saigner d’un coup sec à la jugulaire. » L’ambition d’Ariana Harwicz est de saisir la chute désespérée de sa narratrice dans la dépression. Il ne s’agit pas ici de décrire un mal de l’esprit, mais l’expérience d’une forme d’animalité devenue maladive, où la réalité est sans cesse parasitée d’images délétères. Pour renouveler ce sujet, il fallait la maîtrise narrative et stylistique d’une plume habituée à s’insinuer entre les lèvres des plaies. Est-ce un hasard si c’est d’Argentine, pays qui, comme la France, compte le plus grand nombre de psychanalystes par habitant que nous vient l’auteure de Crève, mon amour ? Ariana Harwicz, dramaturge et romancière, est déjà traduite dans une quinzaine de langues. Ce livre est le premier de ses textes à nous parvenir en français.
Dans le décor rustique d’une maison à la lisière d’un bois, une femme se perd et plonge. Elle a peur d’elle-même, des autres et du monde. Est-ce le nouveau-né ou le mari indifférent qui explique son désarroi ? Peu importe la cause, seul compte ici ce sentiment d’étrangeté qui plie et tord la réalité, y enchâssant des images dont on ne sait si elles sont délirantes ou lucides. De cette confusion naît un désespoir viscéral, un épuisement à se tenir debout, une solitude labyrintique dans laquelle le lecteur se perd.
C’est par le corps de cette femme qu’on entre dans les supplices que lui impose son imagination malade. Une fuite est nécessaire. La forêt voisine est un espace tentant. Tantôt prédatrice ensanglantée, tantôt rapace aux griffes tranchantes, des proximités naissent dans les sous-bois – contamination sylvestre. Femme, elle est aussi animale et sauvage. L’intelligence délirante qu’elle subit flirte tant avec la déraison qu’elle se montre instinctive. Pour survivre, la narratrice n’a d’autre choix que de se faire « plus bestiale que les renards à moitié morts à la tête rouge de sang, un bâton en travers de la gueule. » Il nous reste à nous demander dans quelle mesure cet instinct se confond avec la liberté. Toujours violente, certes, mais toujours vivante. On retrouve ici une tradition proto-féministe, une filiation avec le grand livre de l’Autrichienne Marlène Haushofer, Le Mur invisible (Babel, 1992). Une femme y était isolée de son monde patriarcal, recluse dans une nature alpine avec laquelle elle réapprenait à vivre. Devenue sujet, nul retour en arrière n’était possible. La nature y était une force émancipatrice dans ce qu’elle permettait à l’individu, par les contraintes qu’elle impose, de s’extraire de son conditionnement social. Ici la dépression, certes subie et douloureuse, joue le même rôle. Et la forêt, à l’instar des Alpes, devient un espace d’affranchissement radical.
C’est ainsi qu’il est audacieux, ce personnage de fiction qui, malgré son sexe et son enfant en bas âge, n’est ni domestique ni rassurant. Il est engagé, aussi. Parce que désirant, entier, égoïste, fou. Les autres personnages n’existent pas – comment le pourraient-ils ? Ils ne portent pas de prénoms, sont trop peu décrits pour prendre forme plus précisément que comme des ombres, parfois menaçantes, toujours impuissantes. Ils sont ce qui empêche la métamorphose.
La dépression impose ainsi une forme de retour au réel, de compromis. Elle est aussi les effets secondaires des antidépresseurs qu’on supporte mal, le mari qu’on doit satisfaire, l’enfant qu’on doit coucher, la douche qu’il faut bien, de temps en temps, s’imposer. « Je vais refréner ma démence, utiliser la salle de bains. Je vais coucher le garçon, masturber l’homme et différer l’insurrection pour une vie meilleure. »
Au rythme effréné du récit, entre flux de conscience et discours indirect, correspond l’urgence absolue et véritable de la situation. Les images sont si crues qu’elles s’imposent avec une netteté surréelle. Alors qu’il est question de déraison et de dérèglement, l’identification triomphe et libère le récit du cadre contraint du solipsisme. Inlassablement, nous emboîtons le pas à ce personnage désespéré qui trace par les circonvolutions de ses fantasmes un nouveau cercle de l’enfer. On s’essouffle, on s’angoisse, on a le goût du sang dans la bouche. Sublime.
Sophie Benard
Crève, mon amour, d’Ariana Harwicz
Traduit de l’espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon,
Seuil, 208 pages, 18 €
Domaine étranger Connaissance par les gouffres
février 2020 | Le Matricule des Anges n°210
| par
Sophie Benard
Monologue plein de fureur, Crève, mon amour de l’argentine Ariana Harwicz est le long cri d’une jeune femme emmurée.
Un livre
Connaissance par les gouffres
Par
Sophie Benard
Le Matricule des Anges n°210
, février 2020.