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Domaine français L’œuvre aux noirs

juillet 2020 | Le Matricule des Anges n°215 | par Dominique Aussenac

Dans un premier roman époustouflant, Paul Kawczak peint une fresque barbare et hallucinée de la colonisation du Congo.

Il est des gueules d’ange que l’on n’associe pas forcément aux jardins de supplices ou autres délices de la cruauté. Paul Kawczak, né en 1986 à Besançon, a plutôt l’air poupin. Il est aussi des pays, petits ou grands, dont on oublie l’implication dans des génocides ou crimes contre l’humanité, relativement récents et qui, paradoxalement, incarnent encore la bonhommie et le paternalisme. Le travail de mémoire sur la période coloniale sera-t-il un jour fait ? La Belgique est ici montrée du doigt, même si l’arbre cache une forêt européenne dont la France, l’Allemagne, l’Angleterre, les Pays-Bas ont encore à rougir.
« On est donc porté à conclure que, de 1880 à 1930, environ 10 millions de Congolais – en tout cas, bien plus de 5 millions – auraient disparu, victimes de l’introduction de la “civilisation”  » (Isidore Ndywel è Nziem, in préface). Afin d’y maximaliser la production d’ivoire et de caoutchouc, sous couvert de mission civilisatrice, Léopold II, roi des Belges (1835-1909) y fit commettre les pires exactions. Il dépouilla le Congo à son propre profit avec l’aval des plus grandes nations.
Le 23 février 1885, l’Europe s’accorda à dépecer l’Afrique et de s’approprier ses richesses en traçant ses nouveaux territoires à la hache ou au cordeau. Éric Vuillard a dédié Congo (Actes Sud, 2014) à ce sombre événement. Un démantèlement qui engendrera tant d’autres chaos, toujours actuels. Cette image d’une Afrique couturée comme un bœuf convoque un autre écrivain, Georges Bataille, fasciné par la pratique du lingchi, venant de Chine au début du XXe siècle. Le condamné à mort, démembré vivant, paraissait paradoxalement sourire jusqu’à ses ultimes instants. Pierre Senges en avait fait une très brillante démonstration dans son premier roman Veuves au maquillage (Verticales, 2000). Ces deux images vont fusionner par l’intermédiaire d’un jeune géomètre, Pierre Claes, chargé de matérialiser à travers la jungle, le long du fleuve Congo, une frontière. Il est servi par Xi Xiao, un maître tatoueur chinois pratiquant les arts divinatoires et celui de la découpe humaine. Amoureux fou de son maître, il porte une vision tragique de sa propre fin, du monde, de la colonisation et fédère autour de lui une escouade d’Africains rebelles, lettrés, initiés. « Le jour, Pierre Claes découpait les jungles. La nuit, à la lueur de la petite lampe à pétrole, anéanti par l’opium, il offrait son corps à l’art de Xi Xiao. Celui-ci y tatouait un dessin merveilleux suivant l’équilibre secret du corps et les limites de la mort. Penché sur la peau dorée du jeune homme, laquelle exhalait ses dernières odeurs d’enfant, le bourreau chinois dessinait les plans d’une découpe qui devait achever sa carrière, son amour et son monde. »
Aux scènes d’horreur (ah ! ces mains coupées, ces corps mutilés par la machette coloniale) se superposent la touffeur de la jungle, les dangers, les fièvres, les odeurs putrides de décomposition… Nous progressons, hallucinés, au cœur des Ténèbres et l’hommage rendu à Joseph Conrad se révèle somptueux de noirceur, d’abomination et de laitance érotique. Les images vivantes, métaboliques, aussi prégnantes, violentes que dans le roman et son adaptation cinématographique Apocalypse Now. La folie délirante, les rapports à la soumission aveugle, à la sorcellerie, l’ésotérisme, les rêves brisés, pervertis de communautés libres, fraternelles, particulièrement bien rendus. Certains évoquent le réalisme magique pour qualifier l’ouvrage. Parlons plutôt d’onirisme. Un onirisme arborescent. De théâtre d’ombres, de rêves sous morphine, de symphonie barbare…
Quant à l’écriture ? Minutieuse, passionnée, maniériste, elle n’en finit pas de jubiler. De la poésie en prose ou de la prose poétique ? « Les dévoilements impudiques de son épiderme mutilé laissaient apparaître les fibres et les tendons de certains muscles, vernis de lymphe séchée, encore endormis, inconscients de s’abandonner ainsi à la vue de toutes les créatures de ce jardin fabuleux. Un léopard des bois, d’une beauté extraordinaire, les yeux cernés d’un khôl outre-noir, s’approcha du corps d’une démarche timide et hésitante. Reniflant, écoutant, s’assurant qu’il serait alors tranquille, il entama un copieux morceau de cuisse » En parallèle à cette descente aux Enfers, l’auteur conte l’histoire du beau-père de Claes, Vanderdorpe, médecin, amoureux transi. Il quitte la mère de Pierre pour suivre une poétesse, sorte d’égérie, Manon Blanche. Avec lui, nous traversons Bruxelles, Paris ou Londres et découvrons l’histoire artistique de l’époque. On assistera ainsi à l’agonie de Baudelaire, aux ivresses de Verlaine, avant de repartir en Afrique à la poursuite du jeune géomètre.
Ténèbre est une œuvre magistrale, un somptueux travail pratique pour Paul Kawczak, universitaire, spécialiste du roman d’aventures, notamment français de l’entre-deux-guerres. Il vit au Québec où il est aussi éditeur.

Dominique Aussenac

Ténèbre, de Paul Kawczak
La Peuplade, 322 pages, 19

L’œuvre aux noirs Par Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°215 , juillet 2020.
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